L'ART

 

 

INTRODUCTION

 

 

Le terme d’art a une acception large et une beaucoup plus étroite. Au sens large l’art consiste dans un type de production humaine, il concerne tout ce qui est artificiel justement. On a alors admis une autre distinction : entre les arts et les «  beaux-arts », distinction qui, elle-même peut s’avérer imprécise, la frontière entre la technique et les beaux-arts n’est pas toujours nette, et par ailleurs certaines créations artistiques, aussi bien dans les arts dits « premiers » que dans l’art contemporain, peuvent concerner d’autres émotions que celles éprouvées en présence de ce qu’on voudrait nommer « la beauté ».

  Pour clarifier cette confusion il faudrait peut-être d’abord envisager le mode de production proprement artistique, le distinguer de l’imitation, dans une référence, en un premier temps, à une valeur esthétique : ainsi compris, l’art est une création.

L’interrogation pourra alors porter sur l’énigme de cette création, que l’on pourra tenter de penser  par une compréhension psychologique du créateur.  Mais le caractère herméneutique (interprétatif) d’une telle démarche pourrait faire préférer la recherche plus neutre d’une détermination de la façon originale qu’a l’artiste de produire, et qui le distingue de l’artisan. Il reste qu’une œuvre d’art demeure l’occasion d’une rencontre entre l’artiste et un public. C’est alors du vers le plaisir éprouvé qu’il faudra orienter l’investigation pour qualifier ce qu’il a d’esthétique, sans oublier que la démarche artistique introduit un rapport au monde et peut également chercher à révéler un aspect du réel sur lequel il faudra également s’interroger. C’est peut-être cette recherche qui permettra de considérer l’aspect le plus déroutant de la création artistique, celui qui s’éloigne le plus de la recherche classique de la seule beauté : l’art contemporain.

 

 

 

 

I L’ART IMITATION DE LA NATURE

 

 

Il est difficile de comprendre l'art comme une imitation.  On peut parler d'une beauté naturelle dans des aspects différents : la caractère paisible des paysages de De Vinci, la force exubérante des orages chez les romantiques (on peut penser à Chateaubriant) 

Mais la conception de la beauté naturelle est très variable. Les canons de la beauté sont purement sociaux: donc relatifs 

Plus flagrant, l'imitation ne peut concerner que les arts plastiques, une imitation en littérature n'est que descriptive, même un romancier réaliste comme Balzac ou Zola n'imite pas lorsqu'il décrit. Encore plus manifeste en musique : les 4 saisons de Vivaldi ne sont pas une imitation sonore des bruits naturels, et la Sonate de Beethoven "La Tempête" n'est pas une imitation sonore d'une tempête météorologique.   

Donc dans le cas d'un art imitant la nature, un art considéré comme la représentation d'une belle chose, aucune théorie esthétique n'est possible.

Plus grave : cette conception impliquerait un rapport entre la perfection de l'imitation et la valeur de l'œuvre. Dans ce cas il n'y aurait pas de différence entre une photographie faite par une machine et celle faite par un artiste contrairement à ce que montre des Photos de photomaton

Une telle conception peut même faire dégénérer l'art en une falsification ( cf. les raisins de Zeuxis ou le musée Grévin)

C'est donc surtout sur le plan de la valeur de l'art que l'on peut disqualifier l'imitation : l'imitation est forcément moins "réelle" que ce qu'elle imite . " L'art d'imiter est donc bien éloigné de lu vrai de trois degrés et, s'il peut tout exécuter c'est semble-t-il qu'il ne touche qu'un petite partie de chaque chose, et cette partie n'est qu'un fantôme. Platon République X.

L'intérêt de cette tentative de duplication du réel peut même s'avérer caricaturale, et ôter tout plaisir. .  " Quand l'art s'en tient au but formel de la stricte imitation il n e nous donne à la place du réel que la caricature de la vie." Hegel Esthétique p.13 P.U.F

 Le principe d'imitation ne permet pas de comprendre l'art, il répond à un but extra artistique: copier. Il exprime donc ce qui dans l'art n'est pas spécifiquement artistique.

TEXTE  1

Un véritable artiste n'imite pas, il suggère, et même dans l'art "figuratif", il restaure une vitalité, parfois même en ne respectant pas l'exactitude de la reproduction : l'homme qui marche de Giacometti n'imite pas un homme qui marche (il a les deux pieds sur le sol). De même les chevaux du Derby d'Epsom de Géricault n'imitent pas un galop réel, ils suggèrent le mouvement 

- Mais surtout, il ne s’agit pas en art de reproduire uniquement des choses belles ou agréables, un modèle peut être laid, et l’œuvre belle, cf. Kant : « l’art n’est pas la représentation d’une belle chose mais la belle représentation d’une chose »  cf. Goya qui représente les horreurs de la guerre, et surtout Géricault.

Comme le disait déjà Boileau : "Il n'est poins de serpent ni de monstre odieux Qui, par l'art imité, ne puisse plaire aux yeux" Art poétique Chant III (1674)

Il s'agit alors d'essayer de comprendre l'art non pas par rapport à autre chose que lui-même, mais par le mouvement, le processus qui permet l'émergence du beau, la création artistique.

 

 

 

II LA CREATION ARTISTIQUE.

 

 

 

A) La réduction psychologique.

 

  Toute création implique un créateur, il serait donc possible de comprendre l'art par un schéma psychologique  explicatif, c'est à dire de trouver la spécificité psychologique qui, dans l'artiste rend compte de la création artistique.

Historiquement on renvoie capacité au mystère: " C'est chose légère que le poète, ailée, sacrée, il n'est pas en état de créer avant d'être inspiré par un Dieu, hors de lui et de n'avoir plus sa raison. " Platon Ion

 

 

1) Explication quantitative:

Expliquer la création artistique par une spécificité quantitative de l'artiste: L'art est don, création hors de soi, il suppose donc un surcroît de forces vitales demandant à s'exprimer.  " L'homme qui sent en lui un excédent de ces forces qui embellissent, cachent, transforment, finira par chercher à s'alléger de cet excédent par l'oeuvre d'art; dans certaines circonstances c'est tout un peuple qui agira ainsi. " Nietzsche Humain top humain p. 109 Mercure de France.

L'artiste serait alors une heureuse exception. Cependant le principe de la création artistique reste là extérieur, et même mystérieux.

 

 

2) explication psychologique proprement dite

Pour Freud, l'artiste est quelqu'un pour qui la réalité est douloureuse.  je sortirai, quant à moi, satisfait D’un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve  Baudelaire Les Fleurs du mal Le reniement de Saint Pierre. C''est ce qui explique le développement de son imagination. « le royaume de l'imagination était une « réserve », organisée lors du passage douloureusement ressenti du principe de plaisir au principe de réalité » Ma vie et la psychanalyse

 

On comprend que l'artiste s'y complaise. C'est un individu donnant une priorité au monde imaginaire sur le monde réel. " Ses créations, les oeuvres d'art, étaient les satisfactions imaginaires de désirs inconscients, tout comme les rêves, avec lesquels elles avaient d'ailleurs en commun d'être des compromis."  Freud Ma vie et la psychanalyse, p.102 Gal.

 Il peut rêver d'un autre monde " le vert paradis des amours enfantines" par exemple, ou d'un autre moi Cf. l'analyse par Freud d'un Moïse qui serait un idéal du moi de Michel Ange. 

Il y a cependant une différence entre le  rêve et la création artistique: le rêve produit des représentations symboliques qui ne signifient quelque chose que pour le rêveur, la création artistique permet de satisfaire aussi les aspirations inconscientes du spectateur.
cf. Hamlet, trouble par le souvenir du complexe d'Œdipe.

Autre différence contrairement au névropathe, l’artiste parvient à une maîtrise, il parvient à une cohérence symbolique. Cette cohérence séduit l'esprit, c'est "l'ordre magique de l'œuvre d'art" dont parle Proust ; mais elle transforme aussi les difficultés psychologiques en problème artistique, cf. Rimbaud « je ferai les synthèses les plus improbables ». C’est l’explication que Freud donne du jeu de son petit fils dans Au-delà du principe de plaisir : l’enfant mime avec une bobine de fil qu’il lance et ramène, l’absence et le retour de sa mère. Sauf que dans le jeu, c’est lui qui maîtrise. Ainsi l’artiste qui parvient difficilement à maîtriser son univers intérieur, parvient en revanche à créer un ordre dans son œuvre.

 L'analyse psychologique de l'artiste permet une explication de la création par le passé de l'artiste.

TEXTE 3

On pourrait trouver d'autres explications par la socio économie : Marx cherche, dans sa contribution à la critique de l'économie politique à expliquer la fonction idéologique de l'art, Bourdieu s'en fait l'Echo ne montrant de façon pertinente combien "le goût" est un critère de distinction sociale. Mais cela explique peu la différence entre un grand artiste et un médiocre.  cf. Sartre : " Flaubert était peut-être un intellectuel bourgeois, mais tout intellectuel bourgeois n'est pas Flaubert." 

On peut établir une critique plus générale des disciplines interprétatives  : elles se prétendent scientifiques alors que leur irréfutabilité même les rend suspectes.  cf. Proust: " Les critiques ayant trouvé une clef cherchent à donner à nos œuvres la forme d'une serrure.

 

 

 

B) Spécificité de la création artistique comme production:

 

 Compréhension non plus psychologique mais conceptuelle, essayer de comprendre ce qui distingue la création artistique de ce qui lui est proche: l'activité reproductrice également appelée art ( cf. les arts et métiers )  

 

Distinguer les arts mécaniques et les beaux-arts.

 

·         Ce qui permet à un artisan de produire, à un menuisier de faire un lit par ex.: une règle qu'il applique.

·         La faculté de bien appliquer une règle est l'habileté.

·         L'habileté est la faculté de bien appliquer une règle logiquement antérieure au produit.

·         La faculté de création artistique ne se définit pas comme une habileté: Il n'existe pas de recette du beau, pas de règle à appliquer pour produire une oeuvre d'art.

 ·         On peut copier une œuvre d'art en retrouvant comment elle a été faite et en reproduisant le processus qui a permis de la produire. On peut ainsi réaliser des exemplaires. Cependant une œuvre d'art ne peut être effectue à partir de règles antérieures, elle donne la règle, elle n'est jamais un exemplaire, elle est exemplaire parce qu'originale. (cf. Kant Critique de la faculté de juger § 46.)

·         Exemple de règles de l'art: Harmonie, équilibre en architecture ou sculpture. Ces règles ne sont pas là avant l'oeuvre pour permettre de produire l'oeuvre, ces règles sont tirées des oeuvres elles mêmes, c'est en regardant les statues qu'on trouve des règles de la statuaire. Un art poétique est toujours postérieur aux oeuvres dont il donne la règle.

Tout ce que peut faire une production par les règles c'est un art académique sans originalité, dont la création est absente, comme le montre un Cabanel par exemple

 ·         La création artistique est donc incompréhensible, la comprendre serait la réduire à une production dont on pourrait donner les règles a l'avance, ce serait en faire autre chose qu'une oeuvre d'art.  " Le génie est le talent (don naturel) qui donne ses règles à l'art." Kant ibid. TEXTE 4

 Essai en conséquence de comprendre l'art non plus par ses causes, la création mais par ses effets, par l'effet que peut avoir l'art sur le sujet, le spectateur ou l'auditeur.

 

 

III LE PLAISIR ESTHÉTIQUE ET LE JUGEMENT DE GOÛT

 

 

A) Le plaisir esthétique, un plaisir des sens ?

 

1)Comme le plaisir des sens il est subjectif, mais au sens propre .

Dans l'antiquité et jusqu'au classicisme on pouvait chercher à atteindre un idéal qui, comme la vérité, serait extérieur à l'humain. 

Une forme de modernité consiste à ne plus chercher la beauté de l'oeuvre dans sa perfection objective, ou sa correspondance avec une beauté idéale : le plaisir esthétique est une rencontre entre un sujet et une réalité, on ne peut que concevoir ce que cette rencontre produit dans le sujet. Une interrogation sur l'esthétique est toujours subjective ( ce qui ne veut pas dire relatif au sujet personnel). On ne se demande pas "cette oeuvre correspond-elle à tel ou tel canon d'une beauté idéale" mais "que se passe-t-il en moi, sujet, lorsque je rencontre une oeuvre".

L'appréciation d'une œuvre est avant tout un jugement, et c'est la qualité de ce jugement qu'il faut considérer : 

Mais attention, s'il s'agit d'un jugement, cela ne signifie pas qu'il soit un jugement par rapport au vrai ou au faux, comme l'a défendu le classicisme Rien n'est plus beau que le vrai; le vrai seul est aimable   Disait Boileau dans son Art Poétique, Epitre IX, en 1670. Molière serait presque dans cette tradition lorsqu'il prétend à une vérité de type sociaux (l'avare etc.)

 

Mais seul le jugement scientifique est déterminant, il détermine l'objet par rapport à des lois ( on détermine qu'un objet se meut en fonction de la loi de la pesanteur). Mais en ce qui concerne la beauté on ne peut la déterminer en fonction de critères objectif, (comme on l'a vu dans l'analyse de son mode de production) il faut donc que l'on effectue un jugement réfléchissant, que l'on réfléchisse sur ce qu'est le sentiment subjectif de celui qui trouve une réalité belle

 

2) Difficulté de lier le plaisir esthétique à la sensation

On a d'abord pensé que le plaisir esthétique était principalement un plaisir des sens. C'est ainsi que s'imposait l'expert qui devait, entre autre qualités avoir un sens raffiné mais en cumuler d'autres également « Un sens fort uni à un sentiment délicat, amélioré par la pratique, rendu parfait par la comparaison et clarifié de tout préjugé » Hume Les normes du goût. Une telle conception assimile l'expert en art et l'œnologue (ou le "nez" des parfumeurs), comme le montre la référence, chez Hume, à une anecdote de Don Quichotte. TEXTE 4

Le seul expert qui pourrait apparemment correspondre à cette conception est le mélomane, mais elle ne convient pas du tout à l'esthète, l'amateur de peinture ou de littérature.

Il manque à cette conception, la considération du fait que le jugement à propos d'une œuvre d'art a une dimension spirituelle que la cuisine n'atteint pas. 

Ce qui peut le montrer, c'est une distinction :

 

 

 

3) Distinction entre le plaisir sensuel et le jugement esthétique

 

·         La satisfaction de l’œuvre d'art n'est pas la satisfaction d'une tendance biologique ou d'un intérêt. Il ne s'agit pas d'une simple recherche de sensation. Pour admirer une représentation, il n'est pas nécessaire que ce qui est représenté existe (alors que pour apprécier un vin, il faut le boire)

·         On peut même dire que tout intérêt supprime la qualité artistique de ce qui génère l'intérêt: Un film pornographique n'a pas de valeur esthétique, une publicité qui éveille le désir de manger n'a pas la valeur esthétique d'une nature morte. On se désintéresse, dans le jugement esthétique de la réalité même de ce qui nous plaît. 

 Voilà pourquoi kant peut donner cette définition du goût (selon la catégorie de la qualité) : " le goût est la faculté de juger d'un objet ou d'une représentation par une satisfaction dégagée de tout intérêt. L'objet d'une semblable satisfaction s'appelle beau. Kant C.F.J. §5 

e C'est ce que montre le célèbre tableau de Courbet L'origine du monde (pour l'illustration, cherchez vous même...). La représentation devrait être pornographique, mais elle ne l'est pas, puisque c'est une œuvre. 

 

 

B/ Opposition de l'agréable et du jugement de goût 

 

 

Et c'est là que l'opinion commune est prise en défaut : elle affirme souvent "à chacun son goût", ce qui entraîne un certain nombre de confusions.

 

Le jugement de goût n'a ni la certitude du jugement déterminant scientifique ni le caractère complétement aléatoire de ce dont on ne discute pas.  La preuve : on en discute. 

L'agréable est une satisfaction singulière qui se reconnaît comme telle. On peut reconnaître une généralité de l'agréable ( le sucré est généralement plus agréable que l'amer) >On ne peut lui reconnaître une universalité.

·         On reconnaît d'ailleurs la singularité de l'agréable: une personne qui aime la vanille et une autre le chocolat, ne vont pas discuter pour savoir qui a raison ou qui a tort. La locution correcte concernant l'agréable est : cela m'est agréable.

·         En opposition il y a une prétention à l'universalité du jugement esthétique On ne dit pas "une oeuvre est belle pour moi ". Si quelqu'un n'aime pas une œuvre que je trouve majeure, je vais en discuter. Voilà pourquoi Kant affirme :   " est beau ce qui est reconnu sans concept comme l'objet d'une satisfaction nécessaire." CFJ. §22

Mais il s'agit bien entendu d'une nécessité problématique : on considère selon une autre formule de Kant  :

" Est beau ce qui plaît universellement sans concept. " CFJ. §6( quantité ) TEXTE 5 Il s'agit d'un jugement de Droit pas d'un jugement de fait Il ne s'agit pas d'une universalité de fait mais d'une universalité de droit.  Une œuvre d'art n'est pas belle parce que «  tout le monde l’aime »  On connaît tous les scandales d'œuvre majeurs ayant été méprisées et d'œuvres médiocres ayant rencontré le succès ( y compris critique) Par exemple la première exposition impressionniste regroupait Cézanne Monet Degas etc. Les toiles furent considérées comme inintéressante par l’académie et le tout fut vendu pour un prix ridicule ( un Renoir s’achetait 31 francs et un Camille Pissarro 7f )Le beau n'est pas la seule chose qui plaise universellement: Le Bon aussi est dans ce cas. Dire qu'une chose est bonne pour nous ou en soi, cela vaut pour tous les hommes. Cependant pour savoir si une chose est bonne à une autre il y a une activité de la raison, on se forme le concept du moyen pour une fin par exemple ( la promenade est bonne pour la santé ). 

De même pour savoir ce qui est bon en soi, on peut faire une réflexion pour se demander si le principe à la base de l'action est universalisable : " est bon ce qui, au moyen de la raison plaît par simple concept ". Mais en ce qui concerne le beau, impossible de s'en faire un concept puisque, comme on l'a vu, le génie invente la règle.

 

Ce qui permet de juger

-       Pas la performance technique:  Une œuvre techniquement performante peut-être sans intérêt ( cf. musique dodécaphonique)

-       Inversement une œuvre n’ayant demandé que peu de travail peut recouvrir de l’intérêt.

-        Le temps  Une œuvre d’art «  c’est ce qui a un présent » disait André Malraux, c’est ce qui est capable de transcender les effets de mode

Exemple « les noces de Figaro » ou Homère:  peu nous importent les règles de répartition du butin entre guerriers archaïques, mais l'Illiade est toujours lue, elle inspire toujours des interprétations.   

Cela n’interdit pas un jugement contemporain, cela invite seulement à la prudence.

 

 

C/ La nature du plaisir esthétique.

 

 

On sait que le plaisir esthétique est un sentiment qui prétend à une universalité, très différente de l'universalité logique, la seconde est objective, et déterminante, elle soumet l'objet à des règles déterminées. La première est subjective et réfléchissante. Mais tout subjectif que soit notre émotion devant la beauté, nous voudrions qu'elle soit partagée par tout homme. 

Maintenant c'est ce plaisir qu'il faut caractériser. Kant parle au §9 du "Sentiment du libre jeu de nos facultés représentatives" Ces facultés sont l'imagination et l'intelligence. 

L'imagination intervient déjà dans la production des formes : là où il y a de l'informe (des nuages, des tâches) l'imagination projette et dessine :  pour expliquer cela Darriulat dans l'étude qu'il consacre à Kant sur son site fait référence aux conseils que De Vinci donnait à ses apprentis :" considère les taches d'humidité qui sont sur les murs de l'atelier et tu verras apparaitre des figures, des paysages, des animaux de toute sorte". Il reste que l'intelligence (l'entendement chez Kant) va ordonner ces figures, organiser les rêveries. C'est ce libre jeu qui provoque du plaisir, un plaisir que l'on peut communiquer avec tout être doté d'une imagination et d'une intelligence. C'est aussi cela qui nous émeut dans la beauté de la nature, lorsque, par une illusion subjective, il nous semble qu'une telle harmonie des éléments naturels  (un coucher de soleil, une rose des sables produite par le sable et le vent) échappe aux lois du hasard. 

On peut remarquer que dans des contes par exemple, (comme ceux d'Hoffman ou des mille et une nuits) l'imagination est féconde mais le plaisir serait absent si ces produits de l'imagination n'étaient pas organisés par l'intelligence pour donner une œuvre d'art. 

 

 

 

IV CE QUE L’ART REVELE

 

 

 

A) Un moment de la conscience

 

L'art use bien d'une matière, mais il est avant tout œuvre de l'esprit.  

L’art peut représenter la première façon qu’aurait la conscience humaine de se représenter et le monde et l’homme lui-même. Inscrite dans le sensible, la conscience n’aurait pas encore les concepts nécessaire pour une représentation adéquate. L’art serait donc un moment d’une compréhension spirituelle que la philosophie achèverait :  « L’œuvre artistique tient ainsi le milieu entre le sensible immédiat et la pensée pure. Ce n’est pas encore de la pensée pure” Hegel, Esthétique. C'est pourquoi Hegel opère une

Classification des arts

La première conscience est symbolique, l'homme veut exprimer l'infini, mais il ne le peut que par la finitude de la matière, et par le gigantisme, exemple des pyramides d'Egypte.

Dans l'art classique, on représente par l'équilibre des formes "la vie sensible et naturelle de l'esprit"

Exemple de la statuaire Grecque : l'Achille doryphore représenterait les éléments essentiels de la pensée Grecque :  la mesure, d'abord mais  surtout par la seule statue dressée l’homme Grec se vit comme un milieu entre l’animal et le divin. Animal certes, mais  « au-dessus de la terre en raison de notre affinité avec le ciel, car nous sommes une plante non point terrestre mais céleste » Platon, Timée, 90 a)

C'est la même mesure de proportion que l’on retrouvera à la fois dans la conception hiérarchique des trois parties de l’âme chez Platon, et dans la conception de la vertu comme mesure, ligne de crête entre deux abimes chez Aristote.

 On peut aussi considérer que l'Auto portrait d’Albert Dürer est une des première représentation de la subjectivité qui deviendra une "évidence" avec Descartes, et le centre de la réflexion de la philosophie occidentale.

L'art romantique est le plus spirituel, il s'illustre dans la cathédrale (par quoi on voit que la classification de Hegel n'est pas strictement historique) mais surtout dans la poésie

Dans la poésie, l’esprit est libre en soi, il s’est séparé des matériaux sensibles pour en faire des signes destinés à l’exprimer "Dans la poésie, l'esprit est libre en soi, il s'est séparé des matériaux sensibles pour en faire des signes destinés à l'exprimer" Hegel Esthétique

 

Cependant cette conception a peut-être le tort d’inféoder l’art à une compréhension conceptuel. Hegel écrit même que  " L'art appartient au passé"  Dans la mesure où la quête d'absolu peut être plus adéquatement assouvie par la religion ou la philosophie. Mais on pourrait considérer que seul l'art romantique, justement celui en quête d'absolu, appartient au passé, et qu'il reste la possibilité d'un art centré sur autre chose : le relatif, le fugace, l'instantané, l'être dans la mesure où il est lié au temps. 

 

 

 

B) Une appréhension non intellectuelle du monde.

 

On pourrait considérer que l’intelligence a une vision du monde principalement instrumentale et sur ce point, Bergson et Heidegger se rejoignent « Nous ne voyons que des étiquettes" dit Bergson dans Le rire, et cette tendance est issue du besoin. Nous verrons aussi dans le cours sur la technique combien le regard technicien peut appréhender, "arraisonner" le monde dit Heidegger, c’est-à-dire envisager la façon dont on pourrait s’en servir. 

Dans une démarche proche Merleau Ponty envisage tout ce que la connaissance du monde masque en même temps qu'elle révèle, toute l'épaisseur de concepts, d'histoire, qu'elle pose sur le monde "brut"  "La science manipule le monde et renonce à l'habiter" dit-il dans L'oeil et l'esprit 1961
Le regard artistique consisterait en un renoncement à cette intellectualisation ou à cette instrumentalisation. Il s’agirait d’effectuer un travail de renoncement à ses habitudes pour pouvoir voir les choses ( ou les ressentir).

Proust prend un exemple de cette aptitude de l’art dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs : ce n’est qu’en voyant , lors d’une visite d’atelier, le peintre Elstir, peindre l’église de Balbec, qu’il parvient à ressentir une émotion qu’il n’avait pas pu éprouver lors de la visite de cette église, son intelligence le conduisant à trop analyser pour voir véritablement. Comme le dit Bergson à propos des oeuvres de Corot ou Turner « si nous les acceptons et les admirons, c’est que nous avions déjà perçu quelque chose de ce qu’ils nous montrent. Mais nous avions perçu sans apercevoir. » Bergson, Matière et mémoire (1896) TEXTE 9

 

 

De même on s’étonne du choix de certains modèles par les artistes, et Heidegger tente longuement de rendre hommage aux souliers de Van Gogh, qui témoigne d’un intérêt pour une chose triviale dont un non artiste n’aurait pas été capable.

 

A l'inverse donc du regard technique qui profane les choses (Heidegger dirait les étants) en les réduisant à leur instrumentalisation, le regard artistique révèle l'être, comme "les souliers" révèle le rapport à la terre du paysan, ou comme le temple grec révèle à la fois, le ciel sur lequel il se découpe et le site sur lequel il est posé : " La beauté est un mode d'éclosion de la vérité" dit Heidegger dans L'origine de l'oeuvre d'art in chemins qui ne mènent nulle part

 

Il reste que cette interprétation (chez Heidegger) demeure suspecte : il y a chez Heidegger une volonté d'éloigner le sujet pour ne retenir que l'être. Son analyse du tableau de Van Gogh est significative à ce titre. Comme le montre le critique d'art Shapiro, les souliers représentent bien davantage ceux du migrant qu'était le peintre que ceux du paysan appartenant à la terre ; la terre qui "ne ment pas" disait Pétain. On comprend que le paysan soit plus sympathique pour Heidegger que le migrant, mais l'interprétation demeure douteuse, comme le privilège, en art, de l'être sur le sujet, c'est ce que montre le cours de Jaques Darriulat : http://www.jdarriulat.net/Auteurs/Heidegger/HeideggerIndex.html

 

Le discours de Bergson (et de Merleau Ponty) est cependant assez proche, et moins connoté. Il consiste à montrer que la conscience sélectionne principalement ce qui est utile à l'action, que le langage accroît ce phénomène, que notre connaissance scientifique et notre habitude technique l'amplifie. Mais l'artiste est lui, en revanche, capable d'être attentif à l'objet singulier, au caractère précieux de l'instant, comme à sa propre intériorité, c'est ainsi qu'il poétise le monde rendu si prosaïque par la familiarité que nous entretenons avec lui. cf. TEXTE 9

 

 

 

 

 

V LES DEFIS DE L'ART CONTEMPORAIN 

 

 

 

Pour ceux qui sont curieux d’art contemporain  http://www.artactuel.com/

 

A) La recherche d'une esthétique par des moyens pluriels  

 

L'art moderne peut parfois demeurer dans la continuité sans être dans une rupture totale : un musicien comme Stravinsky (mort en 1971) est novateur, mais il ne cherche pas une rupture totale, pas plus qu'un Fernand Léger ou un Matisse en peinture. 

 

- En revanche, même si cette distinction est toujours un peu arbitraire, il existe une volonté de rupture dans l'art moderne et contemporain.

- Rupture avec toute figuration en peinture, avec la tonalité en musique. 

Kandinsky fait une comparaison avec la musique de Schönberg : il s'agit de composer avec les couleurs et les formes une nouvelle forme de représentation débarrasser des règles de l'harmonie. 

Kandinsky prétend tout de même parvenir à une forme de "vérité" plus réelle que cette tri dimensionalité dont les mathématiciens (les artistes de l'époque connaissent les recherches sur les géométries non euclidiennes) ont montré le caractère relatif. De même le cubisme prétend déstructurer le rapport au seul sujet percevant pour embrasser toutes les perspectives. La recherche d'une vérité en art n'est pas abandonné par tout avant-gardisme. La volonté de révéler quelque chose du monde, de provoquer un plaisir esthétique n'est pas absente de l'art contemporain : des artistes comme Jean Michel Othoniel ou Ernest Pignon Ernest demeurent dans ces préoccupations. 

 

 

  

B) la recherche de rupture et de transgression. 

 

 

1) Une transgression paradoxalement classique des limites.

 

En ce sens l'art contemporain poursuit dans le sens qu'avait déjà inauguré l'art du 19ème siècle : Déjà l'art se déplace du champ classique de la beauté, il s'intéresse à la laideur (comme le montre la préface de Cromwell ou L'homme qui rit de Hugo), au sordide ou au morbide (cf. A une charogne de Baudelaire), à l'ordinaire (comme Monnet ou Renoir).  L'art a aussi voulu dépasser la limite entre les différents arts, certains sont devenus inclassables les happenings, Allan Kaprow, (cité par Carole Talon dans son Que sais-je : l'Esthétique) théoricien des happenings déclare " La ligne de démarcation entre l'art et la vie doit être conservée la plus fluide possible , les emballages), on a intégré l'art du passé le plus lointain ( les peintures aborigènes ou pariétales), ceux des tribus les plus éloignées.

 

 

 

2) La dés-esthétisation

 

Un mouvement qui ne rejette pas seulement le beau, mais tout critère esthétique lorsque Duchamp évoque ses ready made il ne prétend pas trouver dans un objet ordinaire une forme qui aurait une qualité esthétique, il affirme au contraire que le choix des objets à exposer a été dicté par leur l'absence totale de délectation esthétique qu'ils lui inspiraient. Il semble que la démarche d'une grande partie de l'art contemporain soit de jouer avec cette frontière entre l'art et le non art comme le disait Harold Rosenberg en 1972 "nul ne peut avec certitude, dire ce qu'est une œuvre d'art, et, plus important, ce que n'est pas une œuvre d'art" La dé-définition de l'art. Bien entendu les réactions, même scandalisées, des spectateurs, font également partie du jeu. Exemple vidéo possible

 On peut considérer les causes sociologiques et historiques de cette des esthétisation.

 C'est ce à quoi s'emploie Benjamin dans L'oeuvre d'art à l'ère de la reproductibilité technique : c'est la possibilité de reproductibilité indéfinie, par la technique, des oeuvres d'art (un peu comme les multiples reproductions de l'oreille cassée dans l'album éponyme d'Hergé) qui détruit l'aura de l'oeuvre d'art.

 L'approche critique peut être plus ouvertement politique :  Adorno voit dans un forme ascétique de l'art ( l'arte povera italien, la musique de Schönberg, la peinture de Kandinsky, les romans de Kafka) une forme de révolte et de contestation de la société consumériste " le bourgeois désire que la vie soit ascétique et l'art voluptueux, le contraire serait préférable"

Dans une perspective moins orientée on peut tout simplement tenter d'identifier les "Paradigmes de l'art contemporains" (comme Kuhn identifiait les paradigmes scientifiques). C'est ce que fait Nathalie Heinich.

 Les plus significatifs sont que l'œuvre n'est plus dans l'objet et qu’elle s’inscrit dans un marché.

Par exemple l’urinoir de Duchamp n’est en lui-même rien. C'est ce qui l'entoure qui lui confère un intérêt artistique, c’est le fait qu’il ait été envoyé au Salon de New York, le fait qu’il ait été refusé, qu’il ait fait l’objet de répliques quarante ans plus tard, que ce soit le premier ready-made etc. De même la fameuse banane de Maurizio Catelan vendu 120000 $ à la galerie Basel de Miami.  Cette conception rejoint celle de Danto à partir des boites de brillo de Warhol, une telle production aurait été inconcevable sans un "monde de l'art" c'est à dire toute une histoire qui permet d'identifier comme "artistique" un élément emprunté au quotidien

En revanche l’introduction de l’art contemporain dans un marché le soumet à de fréquents paradoxes : sa recherche constante de transgression réussit lorsqu’elle est reconnue par une institution, une galerie reconnue ou un établissement officiel. C’est ce que Nathalie Heinich nomme le "paradoxe permissif" et qui interroge la liberté réelle de l'artiste :  « Quelle liberté reste-t-il à l’artiste, ainsi requis de prendre des libertés avec les règles ? Liberté de désobéir à l’injonction permissive en obéissant aux règles ? Ou liberté d’obéir à l’impératif de transgression ? »Paradigmes de l'art contemporains (2014)

 

Une des meilleures illustration c'est la métaphore qu'en donne le graffeur Banksy lorsqu'il présente une œuvre qui, une fois achetée, s'autodétruit réellement.

 

Quelle attitude envers l'art de notre temps peut on éventuellement promouvoir ?  On peut trouver de l'intérêt aux démarches multiples, aux expérimentations qui prennent place dans une histoire de l'art, dans les problématiques qui invitent même à interroger la frontière entre l'art et le non art. On peut également trouver, dans l'art actuel, des artistes qui ont renoncé à s'inscrire dans cette course et continuent à poursuivre une valeur esthétique, il faut alors chercher...

 

 

 

 

Conclusion

 

L’art est donc bien une création, pas une imitation. On peut tenter de comprendre le processus de création par une exploration psychologique du créateur, avec les limites que comporte cette méthode, mais l’analyse sociologique semble encore plus réductrice. En revanche on peut saisir une vérité artistique en comparant l’art à l’artisanat : la création est l’invention de nouvelle règles, elle n’est pas l’application d’anciennes. C’est d’ailleurs ce qui fait la difficulté d’un jugement esthétique.
Pour considérer ce jugement on pourrait étudier le plaisir que l’art suscite chez le spectateur. On sait qu’il s’agit d’un plaisir désintéressé, et que, pour pouvoir juger, il faudrait que ce jugement ait, en droit, une valeur universelle. Cette valeur est cependant particulièrement difficile à considérer. La philosophie peut alors essayer de comprendre l’art comme une prémisse de la pensée, mais beaucoup d’œuvres apparaissent comme une appréhension du réel qui ne se laisse pas réduire à une démarche intellectuelle. Il reste que cette considération d'une beauté atteinte ou non, est une démarche que l’art contemporain va remettre en question, jusqu’à interroger la pertinence de la distinction entre l'art et le non art. L'expression artistique s'ouvre alors à nombre d'expérimentations, mais il se trouve toujours dans l'art actuel des créateurs qui persistent à poursuivre un idéal ancien celui d'une réussite esthétique, ou plus simplement de la beauté.