LA TECHNIQUE

Définition générale de la technique: manière de procéder pour parvenir à une fin.

Pas suffisant pour définir spécifiquement la technique.

La technique a une fin qui lui est propre: l'utilité, la déf. se double d'un principe économique: employer le minimum de moyens pour parvenir à un maximum d'efficacité. Plus les moyens sont efficaces, meilleure est la technique.

Ainsi peut on parler de technique de production, de technique de gestion, de technique sociales etc.. => pluralité de la question de la technique.

On essaiera dans un premier temps de spécifier la technique en tant que mise en oeuvre de procédés déterminés en vue de parvenir à une fin.

- D'abord par rapport à un savoir faire non spécifiquement humain

- Ensuite par rapport à d'autres activités humaines.

Nous verrons ensuite que cette conception entraîne vers un registre critique à l'égard de la technique en considérant son essence propre et ses conséquences possibles.

 

 

I SPECIFICITE DE LA TECHNIQUE

 

 

A/ Par rapport à un savoir faire:

 

1/ confusion primordiale de la technique et du savoir faire.

On pourrait définir la technique comme un savoir faire qui fournirait à l'homme des moyens d'adaptation à un environnement auquel il ne serait pas adapté.

C'est ce qu'illustre le Protagoras: " Alors Prométhée ne sachant qu'imaginer pour donner à l'homme le moyens de se conserver, vole à Héphaïstos et à Athéna la connaissance des arts avec les feu (...) et il en fait présent à l'homme. L'homme eut ainsi la science propre à conserver sa vie. " Platon, Protagoras. Cette définition de la technique comme d'un savoir faire n'est cependant pas assez spécifique: les animaux également possèdent un savoir faire adapté à des fins de conservation.

De plus elle crée une hiérarchie inverse: elle considère la technique comme une faculté par défaut. et confond l'utilisation par l'animal d'intermédiaires entre son corps et son action ( le bâton utilisé par le singe ) et l'outil.  

 

2/ spécificité intellectuelle de l'outil.

- Dans sa forme et dans l'usage qu'il permet

En effet l'outil n'est pas seulement le prolongement de la main de l'homme, il est la traduction matérielle de son intelligence, Car l'outil, contrairement à l'objet utilisé est transformé en vue d'une fin par l'homme et dans sa forme on trouve la pensée de son utilisation future.

Et même selon Aristote on pourrait dire que l'homme n'a pas une intelligence parce qu'il a une main mais inversement c'est parce que l'homme est intelligent que la nature lui a donné une main.

Ainsi loin d'être une faculté par défaut la technique offre à l'homme une véritable autonomie: " L'homme, au contraire, possède de nombreux moyens de défense, et il lui est toujours loisible d'en changer et même d'avoir l'arme qu'il veut et quand il le veut. Car la main devient griffe, serre, corne, ou lance ou épée ou tout autre arme ou outil. Elle peut être tout cela , parce qu'elle est capable de tout saisir et de tout tenir. " Aristote : Les parties des animaux.

- Dans sa conservation :

L'animal n'utilise un objet que lorsque un stimulus extérieur: ( l'impossibilité d'atteindre un objet convoité par exemple ) l'y oblige et il l'abandonne aussitôt dès que le stimulus a disparu. L'outil au contraire, comme le dit Leroi-Gourhan dans le geste et la parole : "relèvent d'un mécanisme très différent puisque les opérations de fabrication préexistent à l'occasion d'usage et puisque l'outil persiste en vue d'actions ultérieures."

La technique n'est donc pas un savoir faire analogue au savoir faire animal mais bien une opération spécifique de l'homme et de son intelligence : " Si, pour définir notre espèce nous nous en tenions strictement à ce que l'histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l'homme et de l'intelligence, nous ne dirions pas Homo sapiens mais Homo faber." Bergson : l'évolution créatrice.

 

-          Dans la structure de son usage 

Même s’il n’y a qu’une différence de degrés entre les instruments que l’animal utilise et les outils humains, l’homme est le seul à produire des méta-outils, c'est-à-dire à prendre des outils pour en fabriquer d’autres ( un percuteur pour tailler un silex par exemple) : « En définitive, l'intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et d'en varier indéfiniment la fabrication ». Henri Bergson, L’Évolution créatrice. Chapitre II,

 

 

Il faudrait maintenant distinguer non plus l'activité humaine de l'activité animale mais la spécificité de ce que l'on nomme la technique par rapport aux autres activités humaines. Par rapport aux autres activités humaines la technique constitue-t-elle une rupture ou une continuité. Question d'autant plus difficile que l'on peut penser un grand nombre de ruptures:

 

B/ par rapport aux autres activités humaines:

 

1/ rupture historiques

On pense bien sur à la machine qui diffère profondément de l'outil parce qu'elle libère l'homme de la simple énergie musculaire et qu'elle lui impose son rythme propre : " L'outil le plus raffiné reste au service de la main qu'il ne peut guider ni remplacer. La machine la plus primitive guide le travail corporel et éventuellement le remplace tout à fait." H. Arendt: la condition de l'homme moderne. p. 165.

- Mais d'autres ruptures historiques sont envisageables: On pourrait par exemple penser la rupture radicale dans la dissémination de la charrue dans l'Europe Carolingienne du Nord par ce qu'il y a rupture du lien de dépendance entre le paysan et la terre : " On ne peut concevoir de changement plus fondamental dans le rapport de l'homme et de la terre: auparavant l'homme était partie intégrante de la nature; il devenait maintenant celui qui l'exploitait " L.White: Technologie médiévale et transformations sociales.

- Pour d'autres c'est l'apparition au début du néolithique des outils à emmanchements transversaux qui est la vraie rupture: parce qu'ils casse l'harmonie des outils prolongeant axialement le manche.

Si l'on veut penser une rupture dans la technique la perspective la plus éclairante n'est peut-être pas une perspective historique mais conceptuelle.

 

2/ différence intellectuelle de la technique et de la magie:

C'est une différence de rapport au monde, et une nouvelle maturité qu'inaugure la technique. C'est une façon de penser qui diffère d'une croyance antérieure à la magie: le magicien croit pouvoir directement agir sur le monde par des moyens inadéquats: Il croit que son désir va se réaliser sans la médiation d'un travail par la seule imitation de sa réalisation, ou qu'il va dominer le monde par des symboles du monde. Le technicien, lui a compris que la réalité extérieure était parfaitement indifférente à ses désirs : " L'océan ne veut ni bien ni mal. La vague suit le vent et la lune, et si je tends une voile au vent, le vent la repousse selon l'angle. L'homme oriente sa voile, appuie sur le gouvernail, avançant contre le vent par la force même du vent " Alain Eléments de philosophie.

2 remarques cependant:

- La magie n'est pas entièrement inefficace, elle a une efficacité dans le domaine de la médecine, à tel point que la médecine est obligée de mesurer l'effet magique d'un médicament : c'est le placebo.

- La représentation magique est souvent inadéquate mais elle entraîne parfois un comportement plus adéquat que la pensée technicienne: Lévi-Strauss montre comment la pensée, par exemple d'un "maître des animaux" a conduit de nombreux peuple à ne prélever que le nécessaire dans leur environnement.

 

3/ Différence de l'artisanat et de la technique

Dans la création artisanale, comme on l'a vu avec l'outil, la fin est pensée avant la réalisation de l'objet: tout élément artisanal correspond à un besoin, l'artisan connaît toujours la fin à laquelle va être employée l'objet qu'il fabrique, et il peut répondre de cette fin. Inversement le progrès artisanal est limité car un objet artisanal est comme limité à son usage futur préalablement pensé. La technique ne répond pas aux mêmes caractéristiques:

Ce qui est premier n'est pas la pensée de la fin de ce qui est inventé. Un processus est inventé et ensuite seulement les applications possibles du procédé sont imaginées. Par exemple le processus la fission de l'atome est mis au point et ensuite sont imaginées des engins de destruction de masse ou des applications dans la production d'énergie.

=> La logique de la technique n'est plus comme l'artisanat une logique du besoin mais celle de l'imaginaire ou du rêve (cf. la science fiction ou la hard science) son progrès n'est plus linéaire mais exponentiel parce qu'il n'est plus lié à une fin unique.

La technique fait en sorte que celui qui en est à l'origine ne peut pas répondre de ses applications possibles, l'ingénieur est par là même irresponsable.

Cette spécificité de la technique semble orienter vers un axe critique à son égard

 

II LA QUESTION DE LA VALEUR DE LA TECHNIQUE.

 

Préambule

On peut difficilement nier tout ce que la technique et la technologie ont apporté aux hommes, combien elle a amélioré les conditions d'existence. Les techniques agricoles, même si on peut critiquer un grand nombre de leurs modalités d'application, ont permis de rendre possible l'éradication de la faim (dont le maintien est surtout du à des causes politiques et économiques). La médecine est devenue d'une remarquable efficacité. Il reste qu'une critique de la technique demeure ambivalente.

 

A/ La mise en cause de la pensée technique

 

1) critique traditionaliste de la technique :

 

Elle rompt le rapport considéré comme sacré entre l'homme et la nature: Les grecs avaient envisagé l'acte de Prométhée comme sacrilège et dans la Bible si Abel est préféré à Caïn c'est parce que le premier en tant que Pasteur était plus proche de la nature que le second qui, agriculteur employait des techniques pour satisfaire ses besoins. Un propos orienté que l'on peut retrouver même chez des non religieux, ou des religieux qui s'ignorent. Plus sérieusement Rousseau interroge le lien qui semble évident entre technique et amélioration des conditions d'existence de l'homme : les premières techniques, agriculture et métallurgie auraient été la perte du bonheur. TEXTE

 

2) L'irresponsabilité.

Des penseurs comme Hans Jonas, Gunther Anders, etc. veulent montrer que la technique introduit l'homme dans une structure où sa maîtrise devient très problématique. Gunther Anders exploite à ce titre le poème de Goethe : l'apprenti sorcier. (livre p.375) L'homme déclenche des forces et des processus qu'il ne parvient plus à maîtriser. Anders parle même d'une autonomie de la technique dans la mesure où les machines fabriquent elles-mêmes en partie des machine et craint même une possible "obsolescence de l'homme".

Hans Jonas souligne que le rapport entre la nature et l'homme s'est inversé : dans les premiers temps l'homme devait se protéger de la nature (des animaux, des forces naturelles) , désormais il doit la protéger de lui même. Il veut rappeler l'homme à une responsabilité plus grande que celle d'agent moral  simple, et pour souligner cette nouvelle axiologie il compte sur la peur et son importance pour connaître la réalité du danger. Il parle d'une heuristique de la peur. TEXTE
S'il est évident que l'inconscience serait coupable, l'importance de la crainte pour la prise de conscience est moins évidente. Il faut se souvenir que ces articulations prenaient place dans le contexte d'un (toujours) possible conflit nucléaire. L'attitude technique serait plus profondément liée à un rapport de l'homme au monde que Heidegger nomme l'oubli de l'être.

 

 

3) La technique comme  oubli.

 

- L’oubli de l’être

Mais la technique entraîne une nouvelle façon de considérer les choses, qui paradoxalement consacre leur oubli. Heidegger place la technique dans une histoire de l'oubli de l'être qui comporte plusieurs étapes que l'on peut schématiser:

La première est la métaphysique, qui réduit la chose à l'essence, c'est Platon qui ne considère les réalités qu'en fonction du concept. Peu importe cet arbre par exemple, c'est l'idée d'arbre qui est réelle pour l'idéalisme Platonicien. 
La seconde est la réduction du réel au mesurable : "le monde est écrit en langage mathématique" affirme Galilée en 1623. Ce qui importe est donc de réduire une réalité par exemple à sa composition physico chimique.

La troisième est bien le dévoilement technique qui va renvoyer la chose, ou l'objet, à son seul usage possible. 

" le dévoilement qui régit la technique moderne est une provocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui comme telle puisse être extraite et accumulée». Heidegger: La question de la technique in Essais et conférences. P.20

  

Vous pouvez comparer cette structure au regard "désintéressé "de l'artiste, qui ne veut rien à la chose, seulement la contempler. Si la quête de vérité consiste à prendre en considération ce qui est, l'art est peut-être plus vrai que la technique, et dans une certaine mesure plus vrai que la science. 

 

- Consumérisme et appauvrissement du monde 

H Arendt poursuit cette critique de la technique en considérant nos rapports aux objets, et la façon dont on peut paradoxalement appauvrir le monde en les accumulant. 

Elle opère une distinction entre les objets de consommation et les œuvres qui, elles font la grandeur de l'humain. 

" Le devoir des mortels, et leur grandeur possible, réside dans leur capacité de produire des choses - oeuvres, exploits, paroles - qui mériteraient d'appartenir et, au moins jusqu'à un certain point appartiennent à la durée sans fin de sorte que par leur intermédiaire les mortels puissent trouver place dans un cosmos où tout est immortel sauf eux. » Arendt, condition de l’homme moderne p.54

 

 

 

B) Danger éthique et politique de la technique

1) dérive éthique

Le danger est dans l'extension de la pensée technique:

- De son application à la nature sans souci des conséquences (appauvrissement de la nature,  conséquences écologiques d'une exploitation), Contraire au principe de responsabilité énoncé par Hans Jonas

- Ou de son application à l'homme : Scandale éthique d’un questionnement sur ce à quoi pourrait servir un être humain, contraire à la valeur humaniste qui en ferait toujours une fin et jamais seulement un moyen. Ce terrain nous entraîne à considérer les dérives de la technique

La multiplication indéfinie des moyens pour des fins toujours reconduites mais clairement identifiables ( un bien-être matériel ) a pris le pas sur une prise en compte des fins

dernières, du but réellement poursuivi : " la puissance et l'autonomie de la technique sont si bien assurés que maintenant elle se transforme à son tour en juge de la morale: une proposition morale ne sera envisagée comme valable pour ce temps que si elle peut entrer dans le système technique, si elle s'accorde à lui " : J. Ellul : le système technicien.

 

2/ Dérive politique

La démocratie actuelle n'est plus le gouvernement du peuple par le peuple: Le peuple est bien à l'origine de la souveraineté mais il ne possède pas cette souveraineté: Les choix des dirigeants ne lui sont pas présentés comme des choix politiques mais comme des " contraintes objectives auxquelles doit se conformer une politique répondant à des besoins fonctionnels " J. Habermas, la technique et la science comme idéologie. Telle est selon Habermas le thèse de la technocratie qui transforme des choix politiques en des choix techniques

 

 

C) Options de gestion du problème technique

Le rappel de la prudence et le recours au principe de précaution, principe parfois discutable et difficile à mettre en œuvre, semblent de peu d'effet face au lien entre développement technique et développement économique.

La promotion de l'éthique : Hans Jonas dans Le principe responsabilité, veut étendre l'impératif catégorique au respect d'une vie authentiquement possible sur terre, étendre le droit aux humains qui n'existent pas encore, les générations futures.

Toutes les injonctions non contraignantes des bonnes volontés ne montrent peut-être pas encore leur efficacité pour contrer les dérives d'un développement non contrôlé de la technique. Il reste que certaines techniques pourraient elles-mêmes amener des solutions aux problèmes posés : de nouvelles techniques énergétiques agricoles ou autres pourraient peut-être améliorer une situation.

Il semble cependant que l'accent mis sur une gestion du développement technique et de ses conséquences ne se fasse que lorsque ces conséquences deviennent insupportables. Kant pensait que dans le domaine du progrès historique l'homme n'évoluait vers la sagesse que lorsque les conséquences de sa folie devenaient insoutenables, l'examen de la technique comme mode de production et de pensée pourrait abonder en son sens. Il reste que, et cela est une nouveauté anthropologique, l'homme est confronté à une urgence de cette maîtrise. On voit mal comment nous pourrions collectivement renoncer assez rapidement au confort fourni par l'exploitation technique pour ne pas gravement impacter les conditions d'existence des individus nés récemment. 

 

 

 

Conclusion

 

Dès la compréhension mythique, la technique se présente comme l’autre de la nature, l’introduction de l’artificiel dans le monde. Et même si l’éthologie a montré le caractère parfois poreux des frontières entre l’utilisation d’instruments par l’animal et les premières dispositions techniques humaines des distinctions demeurent : l’humain utilise des outils secondaires dans lesquels la pensée de l’usage futur se matérialise de façon progressive. C’est ce qui fait que la technique appartient au domaine de la culture et fait partie de notre héritage.
Il est plus difficile de préciser un sens plus étroit de la technique à l’intérieur des activités humaines qui s’en rapprochent : chercher l’avènement d’un « âge technique » semble un peu vain, même si la machine introduit une rupture assez nette. En revanche un mode de production spécifique, et une pensée technique peuvent être discernés : la technique, contrairement à l’artisanat ne répond pas à une logique du besoin que l’on chercherait toujours à mieux satisfaire, elle se déploie davantage  par l’élaboration de procédés pour lesquels l’imagination devra envisager des applications possibles. Se manifeste ainsi une généralisation de la pensée instrumentale, celle qui demande « à quoi cela va-t-il servir ». Si cette structure a permis un progrès remarquable et une nette amélioration des conditions de vie pour nombre d’humains, la technique demeure ambivalente. En effet si elle augmente la puissance d’action, elle est muette sur les fins, et ne confère aucune maîtrise. Toute la pensée écologique montre que le développement technologique immaitrisé aura des conséquences néfastes. Mais c’est peut-être la pensée technique elle-même qui représente un danger par le fait qu’elle remplace le questionnement humain sur ce que sont les choses par la question de leur utilisation possible.