L'ETAT

  

 

 

L’Etat n’est pas de l’ordre des idées, comme la justice ou la liberté. Il est de l’ordre des réalités, et des réalités politiques. En revanche sa délimitation n’est pas toujours facile. Il est souvent assimilé, surtout par des dirigeants de différents Etats, à des concepts connotés positivement, qui ressortissent du registre de l’union comme la nation ou le peuple. Mais il est évident qu’il peut y avoir des peuples sans Etats ou des Etats qui regroupent plusieurs nations, ou en tout cas des groupes de populations très distincts comme on la république populaire de Chine par exemple.
Il faudrait donc davantage penser l’Etat dans le registre du gouvernement, c’est-à-dire du pouvoir. La question qui va alors se poser est celle de la légitimité d’un tel pouvoir. Si la pertinence même de cette question a été contestée, elle semble s’être imposée chez la plupart des penseurs politiques, qui ont cherché à produire des concepts clairs de ce que pouvait être un Etat légitime, ce sont alors ces conditions théoriques qu’il faudra examiner. Mais puisque l’Etat est un pouvoir réel, il faudra également examiner la réalité que ce pouvoir exerce, et dans quelle mesure il ne masque pas une recherche d’extension de lui-même dans un discours sur sa propre légitimité.

 

 

 

 

 

I/ LA LEGITIMITE CONSTANTE DE L’ETAT

 

 

 

A) La violence constitutive de l’humain

 

 

 

1)La violence animale  

 

L’homme animal a toutes les causes animales de la violence   Il y a chez l'homme les mêmes dispositions qui, dans certaines conditions, poussent les animaux à la violence :    La concurrence (femelle, nourriture)  et la crainte. 

On peut ajouter la violence animale qui apparemment n’a aucune raison mais s’explique par une structure du système nerveux : En cas de confrontation à une situation pénible et inévitable le système nerveux se retourne contre le sujet (système inhibiteur de l’action), comme le montre  Henri Laborit  La violence en revanche ramène le système nerveux à un état d’équilibre, «  Il n’y a pas de violence gratuite » affirme-t-il. 

 

 

 

2)La violence humaine

Disposition supplémentaire chez l'homme : L'orgueil (ce que ROUSSEAU nomme l'amour propre): Chacun attend que son compagnon l’estime aussi haut qu’il s’estime lui-même et, à chaque signe de dédain ou de mésestime, il s’efforce naturellement, dans toute la mesure où il l’ose, d’arracher la reconnaissance d’une valeur plus haute. " HOBBES : Le Léviathan. Ch. XIII.  C'est l’ infini de l’orgueil qui entraîne l’escalade de la violence.

 

Cela suffit à la destruction mutuelle: "Aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect ils sont dans cette condition qui se nomme guerre et cette guerre est guerre de chacun contre chacun" Hobbes, Léviathan, ch. XIII  TEXTE 1

 

La vengeance excède alors toujours le mal subi :

 

Hector demande à Achille : "Renvoie mon corps dans mes demeures, afin que les Troyens et les Troyennes me déposent avec honneur sur le bûcher. Et Achilles aux pieds rapides, le regardant d'un œil sombre, lui dit: 

- Chien ! Ne me supplie ni par mes genoux, ni par mes parents. Plût aux Dieux que j'eusse la force de manger ta chair crue, pour le mal que tu m'as fait ! Rien ne sauvera ta tête des chiens, quand même on m'apporterait dix et vingt fois ton prix, et nulle autres présents " Iliade, Chant 22

 

   

 

B) L’Etat comme alternative  

 

  La force d’un seul côté met fin à la violence mutelle Institution d'un pouvoir tel qu'aucun autre plus grand ne puisse être conçu : le Léviathan "L'état n'est qu'un homme artificiel quoique d'une stature et d'une force plus grandes que celles de l'homme naturel." Ibid. ch. X. Les châtiments et récompenses sont les nerfs de cet homme artificiel. 

 Le pacte ou contrat aboutit à une relation entre état et membre : L'un dispose de toute la violence possible, l'autre ne dispose d'aucune. L'état se définit par le monopole de la violence. ce qui est toujours vrai : « il faut concevoir l’Etat contemporain comme une communauté humaine qui revendique avec succès, pour son propre compte, le monopole de la violence légitime » Max Weber, Le savant et le politique

    En conséquence mise à discrétion des moyens pour le maintien de la paix intérieure, pour l'autoconservation de l'état. Constat de fait : l'état a à se maintenir, à cette fin tous les moyens sont bons. Et il conseille de «  ne pas s’écarter du bien, s’il le peut, mais savoir entrer dans le mal, s’il le faut. "» MACHIAVEL : Le prince.ch XVIII. par exemple « Un prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesse lorsque cet accomplissement lui serait nuisible »Ibid. TEXTE 2  

Première conclusion : Ce qui caractérise l'état c'est la puissance,  le rapport entre gouvernants et gouvernés est un simple rapport de force. Légitimation possible:

 Par l'intérêt : Il vaut mieux un tyran fort qu'une anarchie car « la guerre civile est le plus grand de tous les maux » Pensées, Br.320

 Par une étude historique des institutions: le droit n'est que la légalisation du fait : " ce sont les vainqueurs qui écrivent l'histoire " ou comme le dit Pascal la justice n’est jamais qu’une légitimation de la force : "N'ayant pu faire que ce qui fut juste fut fort, on a fait en sorte que ce qui est fort fut juste." Pascal. Pensées, Brunschvicg 298 (Lafuma 103)

 Il est alors absurde de s’interroger sur la légitimité de l’Etat, tout Etat est juste parce que nécessaire, les lois sont légitimes parce qu’elles sont instituées « la justice est ce qui est établi »Br. 312 C’est ce que sont capable de voir les vrais habiles contrairement aux demi-habiles qui ne sont capables de voir que la sottise de ces sots que croient à la justice intrinsèque des lois.cf. Br.337 

D'où la paradoxale légitimation par Pascal de la monarchie et de L’artificialité des rangs « Qu’y a-t-il de moins raisonnable que de choisir pour gouverner le premier fils d’une reine ? » Demande pascal dans la pensée 320 

Il reconnait la nécessité de cet ordre pour maintenir la paix,  mais considère comme une concession à l’absurdité des hommes, "Le peuple honore les personnes de grande naissance. les demi-habiles les méprisent, disant que la naissance n'est pas un avantage de la personne, mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple, mais par la pensée de derrière." Pascal Pensées 337 TEXTE 3

Il  n’accorde, dans le second discours sur la condition des grands qu’un respect d’établissement à ces grandeurs de même nature. Il remarque le caractère partial et injuste de la noblesse héréditaire : "Que la noblesse est un grand avantage, qui dès dix-huit ans met un homme en passe, connu et respecté comme un autre pourrait avoir mérité à cinquante ans. C'est trente ans gagnés sans peine." (Pascal, Pensées, 95).

Il y a bien chez Pascal une critique de la tyrannie "La tyrannie consiste au désir universel et hors de son ordre"332

Par exemple le tyran qui veut se faire aimer par force est ridicule. Il n'en demeure pas moins que l'Etat et l'ordre social sont légitimés par la crainte de l'anarchie

     

 

II INSUFFISANCE DE L'ETAT FORT

 

   

Retour d'abord sur l'argument qui considère l'état comme l'alternative au pire

 

A) L’état meurtrier

Le constat selon lequel l'état est nécessaire parce que, comme le dit Pascal " la guerre civile est le pire de tous les maux", est vrai au XVIIème siècle. Cependant au XXème siècle on a connu des états totalitaires plus meurtriers que les guerres civiles. Par exemple le régime de Pol Pot au Cambodge entre 1975 et 1979 a tué 2 millions de personnes sur une population de moins de 10 et a transformé le pays entier en camp d'esclaves.

 

 

 

B) Faiblesse de la force.   

- Au niveau du simple constat : faiblesse d'un état qui n'a que la force : la loi de la force est que le plus fort ne l'est pas toujours, la force ne tient sa force que de son application actuelle. « le plus fort ne l’est jamais assez pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir »." Du contrat social Livre I Ch. III TEXTE 4 

La propagande, c’est-à-dire la volonté constante de légitimation de la force, est bien un éloge paradoxal de la légitimité, est bien un hommage à la justice, un hommage du vice à la vertu en quelque sorte 

- Au niveau même de l’efficacité : la force est constamment contrainte de s’actualiser, de montrer sa force, les régimes illégitimes doivent entretenir des polices spéciales, de agences de renseignement, parfois même des conflits avec l’extérieur tout un appareillage violent qui épuise ses forces. Alors qu’un gouvernement légitime se maintient « par ses lois et par sa force même » Montesquieu De l'esprit des lois L.III Ch. IX, (TEXTE 3)

 

C) L'inefficacité des régimes totalitaires.

Les régimes totalitaires sont une forme moderne de despotisme. Ils peuvent être un dévoiement de la démocratie. Ils instaurent une clôture de la société qui la rend inapte à son développement, à une exception près : la Chine. Aussi cynique dans l'autoritarisme violent qu'efficace économiquement (même si certains observateurs montrent l'extrême faiblesse de son soft power). Pour la typologie de ces types d'Etat Raymond Aron distingue plusieurs caractéristiques dans son ouvrage Démocratie et totalitarisme : un parti unique monopolistique qui s'assimile à l'Etat, une idéologie, l'utilisation d'une propagande et la suppression des propos alternatifs, l'organisation de la vie culturelle et économique et bien sûr le recours à la terreur.   

 

 

III LES CONDITIONS DE LA LEGITIMITE DE L'ETAT

 

 

A) Conditions théoriques  

On ne peut faire la liste de toutes les conditions qui rendent un Etat légitime, mais quelques principes indispensables peuvent être considérés. 

Le but de l'Etat

La conception de l'état comme monopole de la violence est correcte, mais elle ne doit pas faire oublier la fin dont ce monopole n'est qu'un moyen : Il est nécessaire pour l’établissement de l'état de niveler les intérêts particuliers, il est aussi possible d'établir un accord de ces mêmes intérêts.

Ainsi" La volonté générale peut seule diriger les forces de l'état selon la fin de son institution qui est le bien commun." Du contrat social Livre II Ch. V

La séparation des pouvoirs

L'état est la seule structure à avoir compris qu'en matière de pouvoir, le mieux était l'ennemi du bien et qu'il fallait structurellement briser son propre pouvoir.  « pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir » Montesquieu De l’esprit des lois, L.XI, Chap.4

 La correction des lois et des constitutions 

Un état s'établit en fonction d'une constitution qui doit être composée de lois véritables dont la valeur universelle peut être envisagée par tout homme raisonnable.

Il est très difficile de faire une constitution, mais il est facile d'en voir une mauvaise : chaque fois qu'une constitution par exemple, exclut de l'universel une partie du corps social (en fonction de la "race" de l'origine, du sexe)  ou qu'elle impose des règles supérieures à cette volonté générale (en fonction de la tradition ou de la religion). 

Kant donne, dans L'idée d'une histoire universelle... Proposition 6 les critères qu'il faut pour l'établissement d'une telle constitution : à la fois des concepts politiques élaborés, une expérience des échecs antérieurs éventuels, et surtout une bonne volonté de la part du peuple TEXTE 5

 - La sureté.

En plus des formes de la constitution il faut des lois qui protègent l'individu contre l'abus de pouvoir, ce que Benjamin Constant nommait d La liberté des modernes. C'est à dire le droit de ne pas être arrêté sans motif, de pouvoir faire tout ce qui n'empêche pas les autre d'agir pareillement.  TEXTE 6

 

      

 

B) L'état Accomplissement de l’individu

 

 L'institution de l'état n'est pas un renoncement à une liberté naturelle enviable mais devenue invivable par les conflits qu'elle entraîne, il ne s'agit pas d'une perte mais du passage de l'animalité à l'humanité. " Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, en donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant ".Du contrat social I ch. VIII.  TEXTE 7

En effet, la liberté de l'homme à l'état de nature n'est pas une liberté, c’est ce que Kant appelle « le despotisme des passions », l’ indépendance à l'égard des hommes mais la dépendance à l'égard des choses dont il a besoin pour vivre, impulsion provoquée par les choses. « L'impulsion du seul appétit est esclavage et l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté." Ibid.

La liberté naturelle n'est préférable à la société que lorsque celle-ci est dominée par le caprice d'une minorité elle-même obéissant aux nouvelles impulsions naturelles de l'amour propre et de l'intérêt. 

Dans le véritable état civil l'homme abandonne l'indépendance d'une bête stupide et bornée pour l'obéissance à une loi qui est sienne car comme toute loi qui en est vraiment une, elle est l'expression de sa Raison. C’est là que se réalise l’autonomie de la volonté, qui est comme le dit Kant dans les fondements de la métaphysique des mœurs (section 2), « la propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa loi »

L'état permet non seulement la légitimité opposé à la factualité de la force mais l'instrument d'un épanouissement de l'individu. 

  Dans la nature l'individu reste au niveau du simple sentiment de soi, se sent simplement vivant, avec sa faim et ses appétits, il se sent plus animal qu'homme. 

  Au contraire, dans l'état, l'homme trouve la satisfaction de ses besoins particuliers mais aussi la participation à une fin universelle. " L'intérêt particulier ne doit être ni négligé ni refoulé, mais accordé à l'intérêt général et ainsi l'un et l'autre sont maintenus." HEGEL: Principes de la philosophie du droit  § 261

 

  

 

IV/ CRITIQUES RÉALISTES DE L’ÉTAT

 

On peut mettre en tension l'établissement théorique de l’État légitime et l'observation de la façon dont il peut exercer le pouvoir. Un soupçon majeur : la légitimité ne serait qu'un discours qui masquerait la réalité de rapports de force toujours actif.  

 

 

A) Violence physique et symbolique de la légitimité

 

  - La légitimité n’est pas qu’un idéal, c’est aussi un discours qui peut accroître l’efficacité du pouvoir : la notion même de démocratie (pouvoir du peuple) peut générer de puissantes représentations : d’où la tentation chez certains autocrates de se prendre pour « l’expression du peuple ».

- Le changement dans la structure des châtiments illustre l'usage qui peut être fait de légitimité : Foucault l' analyse dans "surveiller et punir"  : Dans l'ancien régime il s'agit de montrer l'incommensurabilité entre le pouvoir de l’État et celui de l'individu, d'où la description du supplice de Damien (1757). Le supplice devait être « Éclatant ». 

  De ce supplice visible par tous (qui d'ailleurs à l'époque a davantage contribué à discréditer le pouvoir royal), on est passé à un secret sur les peines et à un changement de discours « le droit de punir a été déplacé de la vengeance du souverain à la défense de la société ». Surveiller et punir  TEXTE 8

Ainsi le châtiment se présente pour légitime : dans sa forme absolue, l'accusé lui-même doit considérer la légitimité de sa sentence. (cf. procès de Moscou en 1936, ou payement des balles par les familles des exécutés chinois). Plus récemment, le 8 mai 2014, la journaliste chinoise Gao Yu, avait été contrainte de faire son autocritique comme aux pires heures de la dictature stalinienne (plusieurs plaintes sont en cours contre les télévision chinoises pour diffusion d’aveux forcés).   

 L'exécution avec son aspect de carnaval, sa mise en lumière de l'opposition au pouvoir, sa visibilité est remplacée par la structure carcérale. 

- D'un pouvoir de coercition à un pouvoir de surveillance

D'un visible par tous on est passé à tous visibles par un (cf. Bentham et le panoptique). De façon contemporaine on peut noter l'obsession des régimes peu ou pas démocratiques pour la maîtrise des réseaux sociaux. Le régime chinois a par exemple massivement investi dans les logiciels de reconnaissances faciale. D'un pouvoir qui se maintient par la force et la peur on est passé à un pouvoir qui discipline dans une anatomie du détail et qui a énormément travaillé la manipulation de l'opinion.

- De la  violence physique il y a la violence symbolique : l'Etat a le pouvoir de la nomination il est "la banque centrale qui garantit tous les certificats" Bourdieu nos diplômes, nos titres tout est décerné par l’État qui détient le monopole des jugements sociaux et construit ainsi la réalité sociale.

Tout Etat dit Bourdieu est une structure qui génère un discours très fort sur sa propre légitimité. Il génère des représentations. L'idée de mérite en est une, l'enseignement de l'histoire, celui des sciences sociales en génère d'autres (il n'est pas indifférent de présenter une dette publique comme un investissement ou comme un poids). Un membre de ce que Bourdieu nomme La noblesse d’État (dans l'ouvrage du même nom) va se présenter comme "un serviteur de l'Etat"

Surtout l'Etat est à penser dans un certain nombre de "champs", celui du pouvoir, de la bureaucratie, et masquer ces appartenances.

  La révolution Française par exemple ne constitue pas l'établissement de lois pour tous mais la légalisation du pouvoir effectif détenu par la bourgeoisie. 

Plus précisément  la première constitution, défendue par Sieyès donne une définition du vote non comme d'un droit mais comme d'une fonction appartenant aux seuls citoyens " disponibles " c'est à dire les riches (le vote censitaire). L'état semble donc à la fois dangereux pour l'individu menteur sur ses origines et trichant sur sa légitimité. Peut-on  alors  envisager une alternative à  l’État ou bien tâcher d’en prévenir les dérives ?

 

 

    

 B) Perte des valeurs individuelles dans l'état ? 

 

 

Les attaques des États totalitaires contre les individus et leurs regroupements non Étatiques montrent une tendance structurelle du pouvoir Étatique. On peut reconnaître les cibles de ces attaques :    

  

1) L’individu en lui-même 

Tous les organes de l'état ont pour conséquence de gommer les particularités des individus afin de les définir comme une simple forme avec une fonction et une situation définie par des codes :  Listes électorales comptes bancaires, n° sécu, position militaire, carte d'identité, sondages. 

L'état opère un quadrillage de l'individu, intègre l'individu à des chaînes d'influence, l'assimile en niant ses particulerités.cf KAFKA . Possible enfer étatique Cf. U.R.S.S. et Orwell. "L'identitaire est la puissance par laquelle l'individu quitte ses gênantes et suspectes particularités, s'identifie à la nation-état." "Votre différence se réduit à l'insignifiant: Vous n'êtes qu'un objet numéroté dans l'espace politique."H. LEFEBVRE. De l'état. Tome

Dans ses formes monstrueuses le pouvoir totalitaire installe ce que H. Arendt nomme une désolation, non pas une solitude choisie mais la destruction même du rapport à l'autre. L'univers concentrationnaire est le laboratoire de cette destruction de l'individu, et du pouvoir de l'idée à laquelle rien ne fait obstacle. 

 

2) la famille 

Autre visée d'un pouvoir maiximal. Dans ses formes maximales de dictature étatique l'état vise toute organisation vivante non codifiée cf. Haine de tout état puissant pour la famille même chose pour utopies étatique.

Hitler avait donné une médaille aux enfants dénonçant leurs parents, une femme dont le mari avait été déportée en URSS devait divorcer. 

Il est très tentant pour un pouvoir de cibler les individus les plus potentiellement exaltés, et à l'esprit critique le moins développé. D'où l'intérêt des Etats pour les jeunesses :  les jeunesses hitlériennes et la procréation entre Aryens cf. aussi jeunesses communistes.

 

   

3) Le peuple 

   Mensonge de l'état : Prétend que ses structures bureaucratiques et hiérarchiques sont l'expression du peuple. " Il ment froidement et voici le mensonge qui rampe dans sa bouche: Moi l'état, je suis le peuple." NIETZSCHE: Ainsi parlait Zarathoustra Gal. 63. Ce sont les coutumes et les lois qui sont l'expression du peuple, la richesse morale de ses traditions. "Ils étaient des créateurs ceux qui créèrent les peuples et qui suspendirent au-dessus d'eux une foi et un amour: Ainsi ils servaient la vie. » Ibid. 

Tentative de l'Etat pour imposer une hégémonie culturelle

 L'Etat, lui, a vampirisé la richesse morale populaire: cf. La haine des états pour les peuples qui le gommage des traditions, mépris des langues régionales cf. U.K U.R.S.S. Russe langue officielle. France: Interdiction de parler Breton ou Corse Volonté d'uniformisation dans les empires coloniaux-> nos ancêtres les gaulois aux Algériens "Ce sont des destructeurs ceux qui tendent des pièges au grand nombre et appellent cela un état. Ibid. L'état est " le plus froid des monstres froids" . 

 Légitimation des hiérarchies et de l'idéologie

 Vous trouverez ici une bonne étude synthétique du totalitarisme selon H. Arendt

 

S'il y a une telle perversité de l’État, faudrait-il lui chercher des alternatives ? 

 

V/  ALTERNATIVES OU PRÉCAUTIONS

 

  

A) Le renversement de l’État

 

1) L’anarchie 

Basé surtout sur un procès de l'état censé représenter les individus et les sacrifiant à sa puissance cf. PROUDHON et BAKOUNINE " L'état c'est l'autel de la religion politique sur laquelle la société naturelle est toujours immolée"

Pour les anarchistes, l’État est une perversité. On peut retrouver des formes  anarchistes dans des tendances politiques très diverses : des libertariens  Américains aux libertaires alter mondialistes. 

Pour les anarchistes, l’État est une forme de monstre politique.  Il ne faut cependant pas caricaturer le propos anarchiste, certaines de leurs  idées, comme le fédéralisme sont parfois reprises dans des institutions existantes. Il reste que la grande thèse anarchiste consiste à un renversement du pouvoir et à une inversion de la structure pyramidale : il proclame qu'il y aurait une possibilité de direction du peuple par lui-même, et par de petites structures. C'est aussi de la pensée anarchiste que vient l'idée de "démocratie participative". On trouve l'idée de ce renversement chez Bakounine notamment  : « Quand les États auront disparu, l'unité vivante, féconde, bienfaisante, tant des régions que des nations, et de l'internationalité de tout le monde civilisé d'abord, puis de tous les peuples de la terre, par la voie de la libre fédération et de l'organisation de bas en haut, se développera dans toute sa majesté. »

Il y a chez les anarchistes un grand espoir dans la disparition de l’État au profit de petites structures. 

L'espoir anarchiste va historiquement être dilué dans un espoir de destruction de l’État lié à un mouvement politique plus puissant et à l'idée de révolution. TEXTE 9

 

 

2 La révolution

 

Pour les Marxistes, l’État de droit n'est que le masque idéologiques des rapports de force entre les classe. L'appareil d’État n'est que le bras armé de la bourgeoisie, et l'appareil idéologique d’État, qu'une façon de faire accepter la domination. L’État maintient un antagonisme de classe dont il est le produit. Cf Manuel p.141  L'état doit être renversé.  « Tandis que l'État existe, pas de liberté ; quand régnera la liberté, il n'y aura plus d'État. » Lénine l’État et la révolution 1917 Cf Texte de Engels dans manuel p141

La révolution n'est pas dans la doctrine marxiste un projet, elle est avant tout un mécanisme qui intervient lorsqu'une lutte des classes atteint un niveau de rupture, plus précisément lorsqu'il y a un décalage trop grand entre les rapports de production et les rapports sociaux. Cf Cours sur le travail "Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain, le moulin à vapeur, la société avec le capitalisme industriel" Marx, Misère de la philosophie. 

et Cf. Schéma

En réalité une révolution n'abolit pas l’État, (et surtout pas celle de Lénine) elle remplace un régime par un autre. Si certaines révolutions on amélioré les situations, c'est parce que le pouvoir révolutionnaire cède la place à un État plus stable, mais il n'y a pas d'abolition de l’État, et le risque est grand  de voir une révolution devenir ce qu'elle combattait :  "Un pouvoir révolutionnaire qui, une fois installé, ne se racornirait pas, ne deviendrait pas à son tour despotique et bureaucratique, un tel pouvoir n'a pas d'existence historique". V.Jankélévitch. ou comme le disait de façon plus imagée Talleyrand  "une révolution c'est une façon d'agiter le peuple avant de s'en servir"

La lutte complète contre l’État semble donc mener à des formes d'impasse. Il semblerait plus sage de le modérer plutôt que de chercher à le détruire : 

 

B) Les contre-pouvoirs.

 

 

1) L'acceptation démocratique du désaccord. 

 Nous avons déjà vu dans les conditions théoriques de la légitimité qu'un pouvoir légitime se caractérisait pas l'aptitude à prévenir en lui-même l'abus de pouvoir, tout en maintenant son efficacité. Telle est la ligne de crête que représente la démocratie. 

Dans une description plus concrète la démocratie brise avec le rêve d'une perfection politique, d'une incarnation du peuple par un homme ou un parti unanimement reconnu. Cette unanimité est le rêve populiste pour qui le monde se divise entre le "vrai" peuple, qui le soutient, et les ennemis, les traîtres, "les faux", les élites etc. Bien entendu qui veut faire l'ange fait la bête et le leader qui prétend rassembler finit par cliver toute une société en deux camps irréconciliables. Et comme l'avait déjà vu Platon, ce populisme est la pathologie, l'échec toujours possible de la démocratie. 

La démocratie pour se maintenir doit s'inventer comme un régime où le pouvoir n'est plus incarné, où il n'y a plus le fantasme d'une communauté homogène incarnée. C'est une rupture avec la monarchie et notamment cette doctrine des "deux corps du roi" théorisée par Kantorowicz. Dans la démocratie, le pouvoir devient un "lieu vide" selon l'expression de Claude Lefort. La démocratie accepte les conflits et s'oppose aux régimes qui, comme le dit toujours Claude Lefort «  font de l'unanimité le critère de la légitimité". De même le vote n'est plus une solution pour qu'émerge une unité : il met en scène au contraire le désaccord, la discorde et le conflit des intérêts. L'accord dans la démocratie, c'est l'accord pour ne pas être d'accord, le compromis, et non le rêve d'une unité fictive. « A la notion d’un régime réglé par des lois, d’un pouvoir légitime, la démocratie moderne tend à substituer celle d’un régime fondé sur la légitimité d’un débat sur le légitime et l’illégitime, nécessairement sans garant et sans terme. » Claude Lefort Essai sur le politique 1986 

 

Ce qui est à craindre, c'est le retour fantasmatique de l'unité, tel qu'on l'a connu dans les totalitarismes du 20ème siècle. 

 

2) La désobéissance

- Il ne faut pas la confondre avec la rébellion, qui est légitime, voire requise lorsque l’État n’est que l’appareil d’un pouvoir personnel ou oligarchique, et même la violence est alors défendable. Thomas d’Aquin défendait déjà, et la révolte, et le tyrannicide.

La Boétie dans son Traité de la servitude volontaire, s’étonne et s’insurge de la faible résistance à l’oppression avec cette célèbre injonction :  "soyez résolus de ne servir plus et vous voilà libres". Il étudie dans le même temps tous les ressorts des pouvoirs illégitimes : la force, la coutume, la structure pyramidale de la dépendance et de la corruption.

- La désobéissance est différente, elle ne cherche pas l'abolition d'un régime elle se justifie lorsqu’un Etat, qui n’est pas tyrannique, enfreint les règles de justice sur lesquelles il prétend s’édifier. C’est bien à elle qu’invite Thoreau dans son Traité de désobéissance civile, dans le contexte un peu particulier de l’Etat Américain esclavagiste :  « Même voter pour ce qui est juste, ce n’est rien faire pour la justice. Cela revient à exprimer mollement votre désir qu’elle l’emporte. Un sage n’abandonne pas la justice aux caprices du hasard. » 

La distinction d'avec la rébellion n'est pas toujours facile : Thoreau en viendra même, et de façon bien compréhensible, à justifier la violence contre les esclavagistes dans son plaidoyer pour John Brown.

De façon plus moderne, que certains choisissent l'illégalité au nom de principes supérieurs de justice  Paul Watson constitue un bon exemple à ce titre. D'autant que parfois les devoirs comme les droits  peuvent être contradictoire : devoir d'assistance et gestion migratoire (Cédric Herrou), respect d'intégrité territoriale et droit des peuples à disposer d'eux mêmes.

Le vote d'ailleurs doit être compris, non comme un critère d'indiscutable légitimité (contrairement au populisme que veut en faire le seul critère de la démocratie), mais comme l'obligation pour un pouvoir de rendre des comptes. 

- Le maintien d'une tension: sans volonté de renverser le pouvoir pour l'exercer, la désobéissance maintien cette contradiction que voyait Machiavel entre les grands, les riches, qui veulent accroître leur pouvoir et le peuple qui veut avant tout ne pas être opprimé et cherche les moyens institutionnels d'éviter cette oppression (en lecteur de Machiavel Lefort voyait mai 68, non comme une révolution qui a échoué, mais comme une révolte qui a réussi). 

On peut déterminer le caractère démocratique d'un État à la tolérance qu'il a envers la désobéissance. Une dérive tyrannique consiste à confondre toute désobéissance avec une rébellion, voire à qualifier tout opposant, même non violent de "terroriste". C'est ainsi que la justice Russe aux ordres de V. Poutine avait classé le fond de lutte contre la corruption d'Alexei Navalny comme groupe "terroriste et extrémiste". En 2022 le seul fait d'une expression contraire au récit officiel peut couter 15 ans de prison en Russie.   

 

3) La vigilance citoyenne.

- La prévention de l'abus de pouvoir exige une vigilance, d'abord institutionnelle. l’homme est un animal qui a besoin d’un maître, dit bien Kant, l'homme de pouvoir ne fait pas exception, il faut des organes de vigilance pour l'empêcher de sombrer dans la corruption, le népotisme, la prévarication etc." Tout pouvoir est méchant dès qu’on le laisse faire ; tout pouvoir est sage dès qu’il se sent jugé" Alain, Propos  Il serait absurde de compter sur la "moralité" d'un politique, il faut prévoir le mal pour l'éviter (et par exemple exiger une transparence comptable) « la tentation de manquer de conscience ou d’agir mal ne doit pas s’offrir à eux ». Spinoza Traité de l’autorité politique Ch.1 §6

- Une presse libre indépendante et professionnelle qui possède les moyens d'enquête, la méthodologie, la confrontation à ses pairs, la responsabilité de signature. (Il est inquiétant que les individus aient davantage confiance dans des réseaux sociaux qui ne possèdent aucune de ces caractéristiques). Bien entendu toute dictature commence par tenter de museler la presse, soit par une répression féroce comme en Chine, soit par une intimidation larvée comme en Hongrie ou en Pologne. Les lanceurs d’alerte comme Edward Snowden ou Chelsea Manning sont également précieux 

- Un rapport adéquat du citoyen à l'autorité étatique.

Alain décrit l'attitude adéquate comme une "obéissance irrespectueuse": c'est l’attention de la part du citoyen à ne pas accorder au pouvoir la révérence qui entraîne l’absence de lucidité. cf. déférence due aux  " grands hommes"  De Gaulle etc. 

Il faut aussi de la part des citoyens, le refus d’une dévotion et même le maintien d’une forme de méfiance ou de modération à l'égard du pouvoir : « Un peuple est libre, quelque forme qu'ait son gouvernement, quand dans celui qui le gouverne il ne voit point l'homme, mais l'organe de la loi. » Rousseau Lettres écrites de la montagne Partie II lettre VII Les campagnes politiques modernes manquent parfois de cette sobriété citoyenne ce que recommande également Alain Nous n'avons point à louer, ni à honorer nos chefs, nous avons à leur obéir à l'heure de l'obéissance, et à les contrôler à l'heure du contrôle. Propos du 4 mai 1929.

 

 

 

C) L'importance de l’État social.

Dans cette critique de l’État il ne faut pas oublier les apports de la structure étatique non seulement en terme de sécurité mais également en termes d'organisation des conflits sociaux. Alain Supiot dans ses récents cours au collège de France rappelle combien l’État social a pu apporter en termes de droit sociaux, non seulement des "droit de" mais aussi des "droit à" : droit à la sécurité social, droit du travail, droit au logement, limitation de la richesse excessive (pour laquelle les USA constituaient un exemple jusque récemment). Il montre l'histoire contemporaine du délitement de cet Etat depuis le mouvement ultra libéral des années 1980 qui a proclamé avec Reagan : "l’État n'est pas la solution, c'est le problème" disait le président américain. La conséquence est ce que le même auteur nomme "une gouvernance par les nombres" : une perte du droit social, une dérégulation de l'économie, un accroissement des inégalités, qui pourraient remettre en cause le contrat social lui-même. 

Ceux là même qui critiquent le caractère oppressif de l’État, comme Bourdieu, notent qu'à côté de son rôle coercitif (ce que Bourdieu appelle "la main droite"), de ses privilèges de caste (le pantouflage de la "noblesse d’État"), il y a un rôle social (ce que ce même auteur nomme "la main gauche") qui peut amener à demander davantage d’État. 

 

 

 

 

 

CONCLUSION

 

 

 

Un Etat ne peut donc faire l’économie de sa légitimité et se contenter d’invoquer sa nécessité et l’absence d’alternative. Un Etat doit être légitime et seule fonde cette légitimité un ensemble de lois émanant de la volonté générale.
Il faut cependant prendre garde à la seule légitimation théorique d’un Etat par lui-même et comprendre que l’Etat est un pouvoir qui peut chercher à se développer en tant que tel. C’est ce développement que l’on peut observer dans les Etats monstrueux et à de moindre degrés dans certains Etats modérés à certaines époques.

Aussi faut-il envisager des solutions au problème politique de la constitution d’un Etat. Son abolition ne semble pas une option recevable au regard des anarchies historiques, les révolutions n’ont pas non plus abouti à des sociétés épanouissantes. Il semble en revanche possible de briser le pouvoir de l’Etat pour qu’il ne devienne jamais excessif. C’est le rôle des constitutions de limiter ce pouvoir, et celui de la vigilance citoyenne de le surveiller. Mais les critiques de l'Etat ne doivent pas faire oublier le rôle central qu'il peut jouer dans l'organisation des sociétés, et combien sa faillite ou sa faiblesse laisse la place à d'autres tyrannies, financières notamment, tout aussi redoutables.