La notion de devoir peut avoir plusieurs sens. Au sens premier il s'agit d'une dette : je dois quelque chose à quelqu'un. Mais le sens s'est diversifié. On peut employer le terme de devoir pour considérer ce qui "doit" arriver, on parle alors de nécessité : on doit mourir un jour. On peut aussi parler d'une contrainte, c'est à dire ce qui ne relève pas de la nécessité physique mais de l'obéissance imposée : on doit parfois céder à la force. Mais on sent que le devoir implique autre chose, une connotation morale, et c'est cela qui pose véritablement problème : qu'est-ce qui pourrait faire qu'un humain, sans y être contraint par la force "doive" faire quelque chose ? On verra qu'on peut facilement considérer le devoir comme le réciproque du droit, mais qu'au-delà de cette réciprocité, il y a une vraie difficulté : le devoir n'est-il que le nom d'une obligation inscrite dans un conditionnement culturel ou bien avons-nous la possibilité, au-delà de la diversité "des devoirs» de considérer un devoir structurellement humain ?

 

 

 

I/  DE LA NEGATION DE TOUT DEVOIR A LA COHERENCE DU DROIT

 

 

 

A) Les soupçons sur la notion de devoir

 

 

 

1) Le devoir, stratégie qui fait passer une contrainte pour une nécessité.

 On pourrait mettre en doute la notion de devoir parce qu’elle entretient une confusion entre la contrainte et la nécessité.

 Il y a ce que l’on doit accepter parce qu’il ne peut en être autrement, et ce qui n’est qu’un rapport de pouvoir, institutionnalisé ou non. L’exemple le plus évident est la notion de dette. Lorsqu’on dit que l’on doit payer ses dettes, c’est un aspect d’une contrainte envers un créancier, en aucun cas une nécessité physique (comme lorsqu’on dit qu’on doit mourir un jour) et un devoir moral discutable (surtout si on en hérite comme les habitants de pays endettés)

 

2) Le devoir comme façon masquée de justifier une contrainte.

 Si on parvient à convaincre une personne qu’il est de son devoir de nous obéir, alors il sera plus facile à contrôler, mais cela relativise l’authenticité des devoirs : « le plus fort ne l'est jamais assez s'il ne transforme le droit en force et l'obéissance en devoir" dit Rousseau dans Le contrat social. Toute la stratégie des puissants va être de faire passer la soumission à leur force pour un devoir de la part des soumis, afin d’éviter la révolte. Etrangement cette propagande a été efficace politiquement et socialement. On a par exemple efficacement convaincu les femmes qu’il était de leur devoir d’obéir, souvent par l’intermédiaire de préceptes religieux : « le chef de tout homme, c'est le Christ ; le chef de la femme, c'est l'homme » Saint Paul Epitre aux corinthiens 11 : 2  ou bien « Les hommes ont la prééminence ou l’autorité sur les femmes à cause des privilèges par lesquels Allah a favorisé ceux-là » Le Coran, Sourate 4, V 34

 Lorsque les personnes éprouvent qu’une obéissance  à des préceptes ou des personnes est un devoir, on peut soupçonner l’effet d’une stratégie de domination qui a réussi.

  

3) Le caractère conventionnel du devoir

 La nature ignore tout devoir, un vivant n'a comme but que de persévérer dans son existence, ce qui peut le conduire à prendre la vie d'un autre, voire à lui imposer sa puissance. "Vivre c'est essentiellement dépouiller, blesser, violenter le faible et l'étranger" Nietzsche Par-delà le bien et le mal § 259. Dans la même optique un Calliclès parle d'une "justice selon la nature", et le marquis de Sade évoque la destruction est une des premières lois de la nature cf. Texte 2 dans le manuel.

 Tout devoir va donc apparaître comme artificiel, conventionnel, s'imposer par la volonté des hommes, il ne saurait y avoir de devoir de fait.

D’ailleurs ce qui montre le caractère artificiel du devoir c’est qu’il peut changer considérablement en fonction des cultures. Epicure le notait déjà : « Selon la particularité du pays (…) alors une même chose n’est pas juste pour tous » Épicure Maxime capitale XXXVI

 Les penseurs ont très tôt remarqué que l’impression d'évidence que nous avions à propos de nos devoirs, pouvait correspondre à des réalités très différentes. Lorsque nous parlons de nos devoirs, nous parlons de notre conscience, mais il ne s’agit peut-être que de coutume, comme le dit Montaigne : « Les lois de la conscience, que nous disons naître de la nature, naissent de la coutume. » Essais, I, 23

  On pourrait l'illustrer par la grande diversité, voire l'opposition de certains devoirs : pour certains peuples tuer voir manger ou torturer un de ses semblables pouvait passer pour un devoir.

 

Mais il y a un devoir qui, au delà des conventions, peut être déduit d'un système juridique, le devoir serait le correspondant exact du droit.

 

 B ) Le devoir comme cohérence par rapport au droit  

 

 Nous avons d’abord des devoirs parce que nous jouissons d’un certain nombre de droits, la seule cohérence nous oblige « Au fond droits et devoirs sont termes identiques, puisqu’ils sont toujours l’expression du respect, exigible ou dû, exigible parce qu’il est dû, dû parce qu’il est exigible » Proudhon De la justice dans la révolution et dans l’église 

 C’est par exemple parce que j’ai le droit de m’exprimer que j’ai le devoir de respecter le droit qu’à l’autre de le faire. 

On voit qu’une telle conception repose sur une égalité de principe de tous, et qu’il faut une arrogance certaine pour demander plus que ce qui nous est dû, ce qui n’aurait pas un devoir comme réciproque : «  Le devoir que j’ai de vous respecter est mon droit à votre respect » Victor Cousin, Justice et charité  TEXTE 2

 En fonction de cette mécanique il n’y a pas de lien ente devoir et moralité, il n’y a que cohérence, et c’est pour cela que même un peuple de démons (méchants mais raisonnables) comme le dit Kant, pourrait vivre correctement sous une législation intelligente. Chacun comprendrait que s’il veut des droits il faut qu’il respecte ceux des autres, tel est son devoir. TEXTE 3

Problème, n’a-t-on de devoir qu’en fonction de nos droits, n’est-ce pas une définition bien réduite celle qui considère que je peux être un « homme de devoir » si je ne suis qu’un démon raisonnable ? 

 Si mon devoir excède cette simple réciprocité du droit, sur quoi le fonder ? 

 

 

II/ CE QUI POURRAIT FAIRE DE QUELQU’UN UN HOMME DE DEVOIR

 

  

 - Insuffisance de la considération du devoir pas le seul respect extérieur du devoir.

  Kant distingue l’action fait conformément au devoir et l’action faite par devoir : la première est extérieurement considérée comme bonne, mais elle peut avoir été faite par pur intérêt. Je peux par exemple payer mes impôts par peur du percepteur, demander le juste prix à un client pour qu’il revienne, voire même me montrer généreux pour me sentir puissant, ou espérer aller au paradis, tout cela ne fait pas de moi un homme de devoir. "Il ne suffit pas de faire le bien, encore faut-il le faire pour le seul motif que c'est le bien". Critique de la faculté de juger §53 TEXTE 4

  - Un homme de devoir n’agit pas non plus en fonction de but extérieur au seul devoir, ses impératifs ne sont pas hypothétiques : je dois certes maintenir une activité si je veux conserver une santé correcte, comme je dois travailler pour réussir. Il y a souvent confusion parce que la valeur du but (la santé) est sous entendue.  Mais ce devoir n’est qu’hypothétique, il est subordonné à une fin, il n’est pas « catégorique ».

   - Un homme de devoir agit donc par devoir

  Qu’est-ce qui va m’indiquer ce devoir ?

  Ce ne peut être quelque but concret, quelque objectif parce qu’on a vu que toute action concrète pouvait être faite autrement que par devoir.

  Il faut donc qu’avant d’agir, l’homme se représente le principe en fonction duquel il agit et lui donne une valeur. Et la seule chose qui puisse vraiment donner une valeur à un principe humain, c’est que tout humain puisse le trouver valable, que l’on puisse le défendre devant tout homme. 

  Voilà pourquoi la loi, dont l’observance pourrait être considérée comme forgeant le devoir, pourrait se formuler comme l’examen d’une universalisation possible du principe d’action.  « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature. » Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs

 

- La rationalité du devoir

   On voit que tout principe d’action qui résiste à son universalisation n’est pas valable, il est par exemple incohérent de faire une promesse sans intention de la tenir, parce que si tout le monde faisait comme moi, la promesse elle-même disparaîtrait.   " Les concepts moraux ont leur source et leur siège dans la raison." ibid. Section.2 §10

C’est aussi cela qui explique que la seule fin de l’acte moral ne peut être que le législateur de cette loi, c’est-à-dire l’humain :   « Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien en toi même que dans la personne d'autrui, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen." Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs. Section 2 §49    

 Toute subordination de l’humain à autre chose est donc contraire à tout devoir. Cela explique même que dans cette optique, nous puissions avoir des devoirs envers nous-mêmes. C’est ce que l’on a vu dans le cours sur la conscience : il serait, par exemple, contraire à la « dignité humaine » de se « voiler la face », de refuser d’assumer sa condition mortelle, on ferait de notre humanité rationnelle, le moyen de notre confort, ce serait une façon de ne pas respecter l’humanité en nous-mêmes.

 

  

III/ LES LIMTES DU DEVOIR RATIONNEL

 

Kant peut montrer en quoi consiste, formellement, le devoir pour quelqu'un qui se voudrait homme de devoir. Mais qu'est-ce qui me dit que je dois être un homme de devoir ? Ne serait-ce pas un conditionnement qui remettrait en cause la pureté de ma volonté ? A celui qui nous dit que nous devons être homme de devoir n'avons-nous pas envie de demander de quel droit il veut nous imposer ce devoir ? Et si on peut lever cette difficulté, notre raison nous donne-t-elle toujours un devoir si clair ? 

 

  

A) Soupçon généalogique 

 

Lorsque même je crois que mon observance du devoir est due à la clarté de ma raison, n’y a

 -t-il pas une fidélité plus grande à autre chose ? Ne suis-je pas en train de donner une teinte rationnelle à un conditionnement. Comme on l’a vu la diversité des coutumes a déjà  entamé la confiance dans le devoir, mais la connaissance psychologique renchérit : C’est ce soupçon qu’inaugure Nietzsche et que poursuit Freud  TEXTE 4. Le sentiment d’avoir accompli son devoir, la culpabilité que l’on éprouve de ne pas l’avoir accompli, est-ce là la reconnaissance de la rationalité de notre devoir ou bien l'effet d'un conditionnement ? (Nous avons déjà vu l'importance de la coutume) Le doute subsiste en effet toujours surtout lorsqu'on constate (comme on l'a déjà fait) la diversité des devoirs.

 

 

Deux arguments contre ce soupçon : 

 D'abord ce que Jankélévitch nomme un "cogito moral", c'est à dire un fait qui ne peut être réduit à autre chose : « Les choses respectables sont relatives et contradictoires mais le fait de respecter ne l'est pas. » Le traité des vertus I (Mais ce pourrait être l'effet de la coutume, ou celui d'un conditionnement).

 Autre phénomène : dans toutes les cultures il peut y avoir un doute sur le bien-fondé de pratiques inhérentes à la culture dominante, et des membres d'une culture ont pu la critiquer au nom de principes : dans toutes les cultures des individus ont pu s’élever contre des traitements inhumains infligés à l’homme, il y eut des critiques de l’esclavage, même dans des cultures esclavagiste, Sénèque en donne un exemple dans la Lettre à Lucilius "Ils sont esclaves, mais ils sont hommes" V, 47 . Il serait même singulièrement arrogant de la part de la culture occidentale de croire qu’elle a le privilège de l’esprit critique.

 Il y aurait donc la possibilité par l’humain d’envisager un devoir qui transcende le particularisme des cultures « N’y a-t-il pas de temps en temps, et partout des Antigone ? » demande Francis Wolff dans Plaidoyer pour l’universel p.77

Contrairement au seul relativisme qui réduirait le sens d'un devoir à un conditionnement psychologique variable on peut considérer une exigence de considération de l'humain qui dépasserait ce relativisme.  

 

 

 

 

B) Une difficulté maintenue

 

-  L’angoisse devant le dilemme

 Quand bien même nous voudrions agir par devoir, cela ne nous dirait pas, contrairement à ce qu'affirme Kant où est notre devoir. Nous savons certes où il n’est pas, nous savons qu’un égoïste ou un cupide n’est pas un homme de devoir, mais la réalité humaine est inévitablement amenée à des dilemmes et des conflits quand bien même la volonté serait bonne. Dans les situations difficiles, nous sommes plus souvent confrontés à des choix entre deux options également insatisfaisantes, ou même à deux possibilités neutres qui ne nous indiquent en rien où est notre devoir. Voilà pourquoi nous sommes souvent dans l’angoisse, parce que notre devoir n’est pas souvent clair, quand bien même nous serions de bonne volonté. Sartre prend l’exemple de quelqu’un tiraillé entre le devoir envers une personne particulière, et celui d’un enjeu plus vaste mais d’une efficacité plus douteuse TEXTE 5

 

L’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité TEXTE 6

 On peut reprocher à l’homme de devoir de s’en tenir à sa seule bonne conscience, sans forcément considérer les conséquences réelles. « Le Kantisme a les mains pures mais il n’a pas de mains » disait Charles Péguy. On peut l’illustrer avec la querelle qui opposa Kant justement et Benjamin Constant. Ce dernier prétendait qu’il y aurait un droit à mentir par humanité. Sur un plan formel il est vrai qu’il ne peut exister un tel droit, mais l’exemple retenu par Kant selon lequel il faudrait livrer une victime à un criminel plutôt que de mentir montre le caractère peut convainquant de ce rigorisme, et combien il peut se montrer peu humain « Malheur à ceux qui mettent au-dessus de l’amour la vérité criminelle de la délation!  Malheur aux brutes qui disent toujours la vérité ! Malheur à ceux qui n’ont jamais menti ! » dit Jankélévitch dans Le traité des vertus, Les vertus et l’amour. Ces analyses nous montrent surtout que nous sommes souvent confrontés à une ignorance de ce que nous devons faire, même quand nous voulons faire ce que nous devons. Contrairement à ce qu'affirment les dogmatiques qui pensent que le bien est le bien comme 2 et 2 font 4, qui pensent comme Platon ou Aristote que le Bien est à connaître, les valeurs ne sont pas objet de connaissance, et donc notre devoir, qui se déterminerait en fonction de ces valeurs, n'est jamais clair, comme le montre A. Comte Sponville dans Valeurs et vérité.

 

  

 

C) Le devoir une notion indéterminée ?

 

 Paradoxalement cette indétermination de l’objet du devoir n’implique pas une vacuité totale de la notion. Et s'il est bien délicat de distinguer les "vrais devoirs", il est possible de reconnaître les faux. 

 

La notion de vérité peut nous aider à disqualifier des positions morales, des devoirs fondés sur des mensonges ou des certitudes qui n'en sont pas.  Certes la vérité aussi est une valeur, en ce sens rien ne peut affirmer que nous devions suivre ou aimer la vérité (d'ailleurs un pouvoir politique qui nous imposerait de reconnaître la vérité serait une tyrannie). En revanche elle nous permet d'affirmer que le faux est le faux, l'incertain, incertain, et elle nous permet de déconsidérer comme mensonger ou malhonnête les discours qui prétendraient justement soit qu'il y a une impossibilité de toute réflexion sur ce que nous devons faire, soit qu'il y a une certitude totale de nos devoirs. Nous pouvons disqualifier ainsi et la mauvaise foi, le sérieux, et montrer au moins l'incohérence et la malhonnêteté (sans bien sûr que nous puissions prouver qu'il est de notre devoir d'être honnête ou cohérent) d'un rejet du respect d'autrui. 

  

1) L’éviction de la mauvaise foi

 Que l’on peut appeler l’inauthenticité, qui consiste à assumer la portée possiblement universelle de ce que nous faisons, à ne pas nous cacher derrière des excuses « Tout homme qui se réfugie derrière l’excuse de ses passions est de mauvaise foi » dit Sartre dans L’existentialisme est un humanisme. Les passions peuvent à la limite constituer une excuse, elles ne peuvent jamais être des raisons que l’on pourrait revendiquer. Celui qui commet un geste violent peut à la limite s’excuser, il ne peut jamais considérer qu’il a fait ce qu’il devait, et s’il ajoute « ce n’est pas ma faute » il semble parait juste adjoindre la lâcheté à la bassesse de son acte. TEXTE 7

 

  

2) L’éviction du sérieux.

 Qui montre le caractère fondateur de l’absence de valeurs déjà présente dans la détermination du devoir : si aucun devoir n’est clair, alors celui qui affirme la clarté du devoir refuse d’assumer l’angoisse de cette indétermination, et remplace souvent l’interrogation authentique sur le devoir humain par l’obéissance servile à des devoirs formels, L’homme  sérieux « se débarrasse de sa liberté en prétendant la subordonner à des valeurs qui seraient inconditionnées » Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambigüité

 

3 exemples

 Ceux qui affirment au nom d'une valeur "absolue" un type de comportement ou de mœurs imposent de faux devoirs (On ne "doit" pas avoir telle ou telle orientation sexuelle).

 Ceux qui affirment qu'il n'est pas scandaleux de mutiler une fillette en raison de la "tradition" placent des pratiques passées très relatives au-dessus d'une réalité (en quoi doit on obéir à la tradition ? ) : l’intégrité d'un être humain. Les pratiques passées sont de l'ordre de ce qui est, leur donner le statut inconditionnel de ce qui doit être est une imbécilité. 

  Le pire exemple en serait peut-être cette illustration de la banalité du mal selon H. Arendt, qu’était Eichmann, qui se prétendait homme de devoir parce qu’il obéissait aux ordres.

 C’est la même chose pour toutes les valeurs : le mensonge à propos du devoir serait de prétendre pouvoir assurément subordonner l’humain à une valeur qui le dépasserait (Dieu, la race, le parti, la patrie etc.)

  

3) cohérence d'une intersubjectivité 

 Nous ne savons pas ce qui est bon, certes, mais nous pouvons considérer la possibilité que nous avons de nous placer à un certain niveau de considération de nos actions, c’est-à-dire d’examiner non seulement les valeurs de nos actes, mais ce qui fait la valeur de ces valeurs, et reconnaître à chacun la possibilité qu'il a d'exiger de nous que nous justifions les valeurs qui fondent notre rapport à lui (sinon il ne nous reste qu'à les lui imposer par la force, ce qui nie leur valeur en tant que valeur). En conséquence dans le moment même où l’individu traiterait en inférieur un autre humain, il devrait le reconnaître comme égal dans la mesure où il voudrait justifier (y compris aux yeux de sa victime donc) le mal qu’il lui causerait. « L’autre est mon égal parce que c’est devant lui que je dois justifier, par un discours, même l’inégalité de traitement que je lui infligerais, ce qui rend cette inégalité même contradictoire » Wolff, Plaidoyer pour l’universel 

Si nous  pouvons certes  dire que nous "devons respecter l'autre", c'est dans la mesure où celui qui ne le respecte pas ne peut en aucune façon justifier cet irrespect.  De façon plus « phénoménologique » on a pu constater que les attitudes visant à ne pas respecter l’autre sont souvent contradictoires, me mettent en « porte à faux ». Celui qui frappe l’esclave qui rit de lui montre par sa violence que l’autre était pour lui un juge potentielle, et qu’en conséquence il lui devrait un respect qu’il enfreint par sa violence. C'est ce que montre en creux la fable de La Fontaine, Le loup et l'agneau. Tant que les animaux ne parlent pas, ils sont dans l'ordre du fait, mais dès qu'il y a parole il devrait y avoir justification de la force, mais un telle justification est impossible, et la violence du loup apparaît comme un scandale : je dois respecter celui à qui je peux parler.

 

 

CONCLUSION 

 

La notion de devoir peut à bon droit être suspectée dans la mesure où elle a servi de caution à des idéologies pour instaurer ou renforcer des pouvoirs. Il vaut mieux qu’un opprimé pense devoir obéir si on veut maintenir l’oppression, tel est le credo des tyrans. On peut par ailleurs contester le caractère inconditionnel des devoirs par le constat de leur diversité culturelle. La contestation du devoir est donc souvent légitime. Il n’en demeure pas moins que cette notion s’impose dès que l’on considère la question du droit comme étant sa réciproque : à tout droit revendiqué correspond un devoir accepté. Mais la sphère du devoir n’excède-t-elle pas cette seule correspondance à celle du droit ? Ce qui ferait un homme de devoir ne serait pas cette seule cohérence avec les droits admis, il faudrait aussi une bonne volonté, et seule la question de la valeur pour tout homme de cette volonté pourrait en déterminer la qualité. Un homme de devoir agirait en se demandant si tout homme devrait agir comme lui.  Cela n’empêche pas les critiques ni les soupçons concernant cette notion, la plus grave étant qu’elle ne nous épargne ni l’angoisse des choix ni les doutes sur nous-mêmes. Mais c’est peut-être cette incertitude sur notre devoir qui, en maintenant une exigence de rationalité, peut être féconde ; dans la mesure où elle désamorce les tentatives pour imposer à l’homme des devoirs qui ne correspondraient pas à cette exigence.