Textes sur La Vérité

 

 

 

Texte 1 : Certaines évidences ne sont pas du même ordre que les vérités démontrées.

 

« Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur ; c'est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c'est en vain que le raisonnement, qui n'y a point de part, essaye de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n'ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point ; quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l'incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car la connaissance des premiers principes, comme qu'il y a espace, temps, mouvements, nombres, est aussi ferme qu'aucune de celles que nos raisonnements nous donnent. Et c'est sur ces connaissances du cœur et de l'instinct qu'il faut que la raison s'appuie, et qu'elle y fonde tout son discours. Le cœur sent qu'il y a trois dimensions dans l'espace et que les nombres sont infinis ; et la raison démontre ensuite qu'il n'y a point deux nombres carrés dont l'un doit le double de l'autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent ; et le tout avec certitude, quoique par différentes voies. Et il est aussi inutile et ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes, pour vouloir y consentir, que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu'elle démontre, pour vouloir les recevoir. Cette impuissance ne doit donc servir qu'à humilier la raison, qui voudrait juger de tout, mais non pas à combattre notre certitude, comme s'il n'y avait que la raison capable de nous instruire. » Blaise PASCAL, Pensées (1670), 282

 

 

 

 

Texte 2 : Ce n’est pas la seule efficacité qui fait la vérité, c’est d’abord l’accord de l’esprit avec lui-même.

 

« Nos idées, par exemple de mathématique, d'astronomie, de physique, sont vraies en deux sens. Elles sont vraies par le succès ; elles donnent puissance dans ce monde des apparences. Elles nous y font maîtres, soit dans l'art d'annoncer, soit dans l'art de modifier selon nos besoins ces redoutables ombres au milieu desquelles nous sommes jetés. Mais, si l'on a bien compris par quels chemins se fait le détour mathématique, il s'en faut de beaucoup que ce rapport à l'objet soit la règle suffisante du bien penser. La preuve selon Euclide n'est jamais d'expérience ; elle ne veut point l'être. Ce qui fait notre géométrie, notre arithmétique, notre analyse, ce n'est pas premièrement qu'elles s'accordent avec l'expérience, mais c'est que notre esprit s'y accorde avec lui-même, selon cet ordre du simple au complexe, qui veut que les premières définitions, toujours maintenues, commandent toute la suite de nos pensées. Et c'est ce qui étonne d'abord le disciple, que ce qui est le premier à comprendre ne soit jamais le plus urgent ni le plus avantageux. L'expérience avait fait découvrir ce qu'il faut de calcul et de géométrie pour vivre, bien avant que la réflexion se fût mise en quête de ces preuves subtiles qui refusent le plus possible l'expérience, et mettent en lumière cet ordre selon l'esprit qui veut se suffire à lui-même. Il faut arriver à dire que ce genre de recherches ne vise point d'abord à cette vérité que le monde confirme, mais à une vérité plus pure, toute d'esprit, ou qui s'efforce d'être telle, et qui dépend seulement du bien penser. » ALAIN

 

 

 

Texte 3 : Le statut de la vérité scientifique

 

« Je crois que le cerveau humain a une exigence fondamentale : celle d’avoir une représentation unifiée et cohérente du monde qui l’entoure, ainsi que des forces qui animent ce monde. Les mythes, comme les théories scientifiques, répondent à cette exigence humaine. Dans tous les cas, et contrairement à ce qu’on pense souvent, il s’agit d’expliquer ce qu’on voit par ce qu’on ne voit pas, le monde visible par un monde invisible qui est toujours le produit de l’imagination. Par exemple, on peut regarder la foudre comme l’expression de la colère divine ou comme une différence de potentiel entre les nuages et la Terre ; on peut regarder une maladie come le résultat d’un sort jeté à une personne, ou comme le résultat d’une infection virale, mais, dans tous les cas, ce qu’on invoque comme cause ou système d’explication, ce sont des forces invisibles qui sont censées régir le monde. Par conséquent, qu’il s’agisse d’un mythe ou d’une théorie scientifique, tout système d’explication est le produit de l’imagination humaine. La grande différence entre mythe et théorie scientifique, c’est que l e mythe se fige. Une fois imaginé, il est considéré comme la seule explication du monde possible. Tout ce qu’on rencontre comme évènement est interprété comme un signe qui confirme le mythe. Une théorie scientifique fonctionne de manière différente. Les scientifiques s’efforcent de confronter le produit de leur imagination ( la théorie scientifique) avec la « « réalité », c'est-à-dire l’épreuve des faits observables. De plus, ils ne se contentent pas de récolter des signes de sa validité, ils s’efforcent d’en produire d’autres, plus précis, en la soumettant à l’expérimentation. Et les résultats de celle-ci peuvent s’accorder ou non à la théorie. Et si l’accord ne se fait pas, il faut jeter la théorie et en trouver une autre. Ainsi le propre d’une théorie scientifique est d’être tout le temps modifiée ou amendée. » François Jacob « L’évolution sans projet » in Le darwinisme aujourd’hui 

 

 

 

Texte 4 : Les hommes cherchent moins à connaître la vérité qu’à se rassurer. 

 

« Ramener quelque chose d’inconnu à quelque chose de connu, cela soulage, rassure, satisfait, et procure en outre un sentiment de puissance. Avec l’inconnu, c’est le danger, l’inquiétude, le souci qui apparaissent- le premier mouvement instinctif vise à éliminer ces pénibles dispositions. Premier principe: n’importe quelle explication vaut mieux que pas d’explication du tout. Comme au fond il ne s’agit que d’un désir de se débarrasser d’explications angoissantes, on ne se montre pas très exigeant sur les moyens de les chasser: La première idée par laquelle l’inconnu se révèle connu fait tant de bien qu’on la « tient pour vraie ». 

La preuve du plaisir (ou de l’efficacité) comme critère de vérité… 

Ainsi, l’instinct de causalité est provoqué et excité par le sentiment de crainte. Aussi souvent que possible le « pourquoi ? » ne doit pas tant donner la cause pour elle-même qu’une certaine sorte de cause: une cause rassurante, qui délivre et soulage. » Nietzsche Le crépuscule des idoles.

 

 

 

Texte 5 : Une vérité peut être dangereuse, voire nuisible

 

"Personne ne croira aisément qu'une doctrine est vraie, pour la simple raison qu'elle rend heureux ou vertueux, excepté peut-être les gracieux « idéalistes », enthousiastes du bon, du vrai et du beau, qui font nager dans leur vivier toute sorte de desiderata bariolés, patauds et débonnaires. Bonheur et vertu ne sont pas des arguments. Mais même des esprits réfléchis ont tendance à oublier que le malheur et la méchanceté ne sont pas non plus des objections valables. Une chose peut être vraie même si elle est au plus haut point nuisible et dangereuse ; il se pourrait même que la constitution foncière de l'existence impliquât qu'on ne pût la connaître à fond sans périr, de telle sorte que la vigueur d'un esprit se mesurerait à la dose de « vérité » qu'il pourrait à la rigueur supporter, ou plus précisément au degré auquel il aurait besoin que cette vérité lui fût diluée, voilée, édulcorée, assourdie, faussée." Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, (1886), § 39

 

 

 

Texte 6 : La vérité comme norme de la philosophie

 « C'est parce que la philosophie sert à vivre qu'elle ne peut appartenir en propre aux philosophes de métier. Et c'est pourquoi aussi personne ne peut se dispenser de philosopher. Dès lors qu'on essaie de penser sa vie et de vivre sa pensée, on philosophe, peu ou prou, et plus ou moins bien. Les grands auteurs nous aident seulement à philosopher un peu mieux. 

Il reste encore à préciser que si le bonheur est le but de la philosophie, il n'est pas sa norme. Ce n'est pas parce qu'une idée me rend heureux que je dois la penser ; c'est uniquement parce qu'elle me paraît vraie. Il ne s'agit donc pas de penser ce qui me rend heureux, ce qui serait faire du bonheur la norme et soumettre la philosophie à une espèce de pragmatisme éthique. Il s'agit de penser ce qui me paraît vrai. Or s'il y a contradiction entre ces deux exigences, la normativité du vrai et la finalité du bonheur, la dignité du philosophe se joue toute entière dans le fait qu'il choisit la vérité. Si quelqu'un a le choix entre un bonheur et une vérité, il n'est philosophe qu'en tant qu'il choisit la vérité. 

Cet amour du vrai me semble commun à tous les philosophes. À tel point que ceux qui ne se soumettraient pas à cette norme de la vérité, de mon point de vue, ne seraient plus des philosophes, mais bien ce que la tradition appelle des sophistes. Car si la philosophie sert à quelque chose, c'est en fin de compte à chercher le bonheur dans la vérité. Le but et la norme de la philosophie se rencontre ici, et cette rencontre, quand elle est effective, définit la sagesse. Ce bonheur ne serait pas fait, comme la plupart des plaisirs contingents. Ni d'illusions et de mensonges. Ce bonheur serait fait de vérité, et c'est ce qu'on appelle la béatitude : le bonheur dans la vérité, ou l'amour vrai du vrai. » Comte Sponville

 

 Texte 7 : La vérité n’a pas forcément le plus de valeur sur le marché de l’information.

« Ce phénomène de balkanisation des croyances, s’il fut initialement permis par la contestation de la légitimité des grands systèmes idéologiques et religieux qui, pendant longtemps, assurèrent une certaine homogénéité des représentations partagées, est amplifié aujourd’hui par la structuration même du marché cognitif. En effet, la diffusion massive de l’accès à l’information, en particulier avec un média comme Internet, favorise la recherche sélective de l’information par la présence plurielle des propositions cognitives sur le marché et par leur plus grande accessibilité. La conséquence la moins visible et pourtant la plus déterminante de cet état de fait est que toutes les conditions sont alors réunies pour que le biais de confirmation  puisse donner la pleine mesure de ses capacités à nous détourner de la vérité. De toutes les tentations inférentielles qui pèsent sur la logique ordinaire, le biais de confirmation est sans doute celui qui est le plus généralisé et le plus déterminant dans les processus qui pérennisent les croyances. Ce biais, connu depuis Francis Bacon , correspond au fait que nous avons plus volontiers recours, pour tester une idée, à un énoncé qui la confirme, plutôt qu’à un énoncé qui l’infirme. On trouve facilement le moyen d’observer des faits qui ne sont pas incompatibles avec un énoncé douteux, mais cette « démonstration » n’a pourtant aucune valeur si on ne tient pas compte de la proportion ou même de l’existence de ceux qui le contredisent. La massification de la diffusion de l’information non sélective accroît la probabilité que notre esprit s’abandonne à cette tentation inférentielle : il n’y a donc pas de rapport inversement proportionnel entre le taux d’information et le taux de croyance caractérisant un marché cognitif. »  Gerald Bronner  Actualité des croyances collectives, in L’année sociologique (2010)