LE DESIR

Le Désir n’est pas une faculté ( comme la raison ou imagination) Pas non plus une idée ( comme la justice) Il n’est pas simplement une intériorité ( comme pourrait l’être le plaisir ou la douleur)

  Il entretient un rapport entre un sujet et un objet du désir.

Question : A partir de quoi comprendre le désir : A partir de l’objet, et alors effectuer une typologie des désirs à bannir ou à satisfaire.
A partir du sujet et alors considérer une psychologie qui chercherait l’origine des désirs.

 

  

 

I LE DESIR DETERMINE PAR L’OBJET

 

 

A) Rapport difficile à l’objet du désir

 

1/- Discours de l'illusion sur le désir, mythe des androgynes

 

 Le discours illusoire fait croire en l'unicité de l'objet du désir, au caractère satisfaisant de la possession et à la pérennité.

Mais il y a un  leurre du désir : Il génère l'illusion d'une plénitude future dans la possession de l'objet. Or l'assouvissement du désir n'apporte pas la satisfaction, mais l'ennui, le vide: Cf. Julien Sorel en quittant Mme de Rénal : "Ce n’était que ça"

 - Autre contradiction : on devrait penser que le but de tout sujet désirant est l’extinction du désir, mais au contraire la perte du désir serait insupportable pour le sujet. «  Mais que la volonté vienne à manque d'objet, qu'une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de désirer, et les voila tombés dans un vide épouvantable, dans l'ennui. » Schopenhauer Le monde comme volonté et comme représentation.

        Cf aussi Rousseau :  « Malheur à qui n’a plus rien à désirer . » La nouvelle Héloïse

 

 

 2/- Impossibilité de la définition de l'objet: 

Veut un objet et ne sait pas lequel: Aucun objet ne convient réellement au désir. Si l'on nous demande ce que vraiment nous voulons, nous répondrons le bonheur, mais le bonheur n'est pas définissable, il est, comme le dit Kant: « une synthèse de l'imagination. »

  D'abord peut-être parce que la somme des satisfactions est impossible à compléter, mais aussi parce que nous voulons souvent des choses paradoxales. Le désir amoureux est peut-être celui qui illustre le mieux le fait que dans nous désirions souvent une chose et son contraire :

«  Si la volupté de l’amour est de ne plus s’appartenir, la volupté du moi est de ne jamais s’abandonner ». Pascal Bruckner Le paradoxe amoureux  (Le lien vous renvoie vers un extrait sur le site de Simone Manon)

          Aussi pouvons-nous noter une ambiguïté du désir, un danger du désir. Cela amène une première question : celle de l'attitude à adopter face au désir

 

 3) Ambigüité du désir :

Présenté comme pure richesse et promesse de bonheur par l'opinion (cf. mythe envisagé en 1)

La réalité montre l'ambigüité du désir : Il est à la fois richesse et pauvreté.

Il est certes richesse :parce que le désir est imagination qui embellit l’objet « il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas. » Rousseau La nouvelle Héloïse

           Mais il est surtout pauvreté parce qu’il est manque, un Dieu ne désire rien. « L’amour aime ce qu’il manque et qu’il ne possède pas » Le Banquet 201b, « Ce dont on manque, ce qu’on ne possède pas, tel est l’objet du désir. » Ibid. 200e

 

 

 

 

B) La limitation du désir

 

Réponse identique de l'épicurisme comme du stoïcisme: Il faut régler les désirs: «  Ma troisième maxime était de toujours chercher plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde. » Discours de la méthode Partie III, 3ème maxime.

 

  

 1)      Eviter les désirs impossibles : Eviter par exemple le désir le plus impossible de tous : Le désir de l’immortalité, plus encore, faire en sorte que le passé n'ait pas été.

 

  2)       Eviter les désirs dont la satisfaction entraînerait plus de peine que de plaisir. L'Epicurisme est identique dans l'injonction du contrôle: Si nous sommes malheureux c'est que nous avons des désirs insensés : "Certaines choses capables d'engendrer des plaisirs apportent plus de maux qu'elles n'apportent de plaisirs" Épicure, Doctrines et maximes, Maximes fondamentales, Maxime VII

Il y a 2 sortes de désirs: Les naturels et les non naturels. Parmi les premiers il y a les naturels nécessaires et les non nécessaires. Seuls les naturels nécessaires sont à poursuivre si nous voulons atteindre le bonheur: «  Une théorie non erronée de ces désirs sait en effet rapporter toute préférence et toute aversion à la santé du corps et à la tranquillité de l'âme. » Epicure Lettre à Ménécée.

 

  

3) Centrer nos désirs sur ce qui dépend de nous

« Ne cherche pas à ce que les événements arrivent comme tu veux, mais veuille que les événements arrivent comme ils arrivent, et tu seras heureux. » (Epictète, Manuel, VIII)

 

 

Conclusion partielle

La sagesse n’est pas un refus de désir, un ascétisme, mais c’est une méfiance à l’égard du désir : d’abord en fonction de son aptitude à engendrer des illusions, à faire perdre la raison (« aimer à perdre la raison » chante le poète, pas question pour le sage), ensuite parce que le désir a en lui-même le principe de sa propre accumulation ( on en veut toujours plus) et qu’il peut donc générer le malheur. D’où une modération : « c’est un grand bien de savoir se contenter de peu, non qu’il faille toujours se contenter de peu, mais afin de le pouvoir si nous le devons » Epicure Doctrine et Maximes.

 

En somme et, le désir est moins dans les objets que l’on désire que dans la façon, raisonnable ou non que nous avons de nous y rapporter « C’est la raison vigilante qui détermine les motifs de ce qu’il faut poursuivre et de ce qu’il faut éviter » Epicure, Lettre à Ménécée. (Spinoza aura une injonction identique)

 

 

C) Insuffisance de la comprehension par l'objet

 

 

) L'oubli de l'objet

      Si le désir avait son origine dans l’objet la force du désir devrait être proportionnelle à la connaissance que nous avons de l’objet du désir.

Or on peut très bien passer d'un objet à l'autre. Shakespeare fait dire à Roméo à Benvolio, à la fin de la scène 1 : "Adieu, tu ne saurais m'apprendre à oublier", il parle bien sûr d'une autre femme (Rosaline) le jour même où il rencontrera Juliette.

 ·      Or on peut très bien développer une passion à l’égard d’un objet inconnu. Cf Fabrice Del Dongo, amoureux d’une femme (Clélia) dont il n’a vu que la silhouette à travers les barreaux d’une prison. « Que connaissais-je d’Albertine ? un ou deux regards sur la mer. On aime sur un regard, sur un sourire, sur une épaule. »

 ·      On pourrait même dire que le désir est inversement proportionnel à la connaissance que nous avons de l’objet parce que nous pouvons le transfigurer par l’imagination. La distance entre l’objet imaginé et l’objet connu peut même entrainer le profond désarroi du sujet du désir ( Cf. La perspective Nevski  de Gogol ou A une passante )

 

 

 

2)      La polymorphie des désirs

 

Les pulsions sexuelles ne se réduisent jamais à elles-mêmes, elles sont polymorphes quant au but et quand à l'objet:

-         Quant à l'objet: Transfert: Par contiguïté, cf. fétichisme ou par ressemblance: sympathie éprouvée pour une personne qui ressemble à une personne que nous aimons.(Descartes et la louche)

 -          Quant-au but: Sublimation Une curiosité sexuelle refoulée peut se sublimer en une curiosité intellectuelle: «  On appelle sublimation cette capacité d'échanger le but qui est à l'origine sexuel contre un autre qui n'est plus sexuel mais qui est psychiquement parent du premier . » La vie sexuelle p. 33 34

            Aussi si un besoin peut être satisfait, parce qu'il porte sur un objet précis, un désir est toujours reconduit, il n'a pas d'objet prédéterminé. => Autre solution:

 

 

 

 

3)      L'orientation des désirs.

 Il s’agit, plutôt que de chercher à contraindre l’individu, de faire en sorte qu’il investisse une partie de son énergie sexuelle dans des buts plus favorables et plus élevés. Toute autre méthode fera que l’individu se combattra lui-même. Ex: Ordonner le travail plutôt que le jeu implique un conflit entre le surmoi et le ça, ce qui a pour conséquence une perte d’énergie.
Seule la curiosité intellectuelle peut entraîner une compétence intellectuelle de celui qui apprend.

 Conséquence : C’est bien plutôt par une psychologie du sujet que la compréhension du désir sera possible.

 

 

 

II COMPREHENSION DU DESIR PAR LE SUJET.

 

 

A) Pertinence de l’explication psychologique du désir passionnel.

 

 

1 ) La cristalisation:

 

 Le passionné reconnaît lui-même la part de lui-même qu’il y dans sa passion, il reconnaît qu’il cristallise (terme Stendhalien) dessus ses aspirations, ses valeurs etc. «  Albertine n'était, comme une pierre autour de laquelle il a neigé, que le centre d'une construction qui passait par le centre de mon cœur. » Proust: Albertine disparue.

Dans des cas extrêmes, la passion peut même se préférer elle-même à l'objet de la passion : le crime passionnel montre que ce n'est surtout pas l'autre qui est central dans la passion.

 

2/ Origine dans un passé vécu comme manque 

 Le passionné réagirait à un manque antérieur en cherchant le comble symbolique de ce manque dans l’objet de la passion. Ex: L’ambition ( désir passionné de reconnaissance) serait la tentative pour combler une humiliation antérieure

 

 

3/ Origine de la passion dans un passé vécu comme plénitude. 

 Autre possibilité: On pourrait par exemple considérer l'amoureux passionné comme un nostalgique d'une relation pleine éprouvée dans l'enfance.

   -        Considérer le double traumatisme: La première coupure qui est la naissance et la séparation. Cf. mythe des androgynes, laisse une cicatrice visible, le nombril.  

   -      Autre traumatisme celui de l'enfant dépendant de la mère alternant entre la fusion totale et l'angoisse de la séparation. Reproduction possible du phénomène à l’âge adulte.

 

Conclusion: La passion serait donc à cet égard un refus du temps, un refus de considérer le passé comme passé

 -         Soit en considérant qu'il est présent par le manque qu'il a inauguré et les gestes présents qui tentent encore de le combler,

-         Soit en considérant qu'il est encore présent en le faisant revivre au travers d'êtres qui l'évoque

 Le désir se réduit-il à une relation entre un sujet et un objet ? Peut-on envisager une plus grande complexité du désir ?

 

 

 

 

B) le désir comme manque d’être

  Comme nous l’avons vu, c’est avec le sujet et ses manques qu’il faut penser le désir (non par rapport à l’objet). Même lorsque le désir est recherche d’une plénitude vécue (et fantasmée) le désir est manque ( puisque cette réalité passée nous manque). Tout être prend donc conscience en lui d’un manque qui intervient à plusieurs niveaux.

            · Au niveau affectif :  Séparation primordiale d’avec la mère, naissance

  Séparation continuée par l’alternance entre l’absence et la séparation, alternance qui est angoisse.

             · Au niveau existentiel :

- Etre conscient de soi et du monde c’est connaître l’angoisse que le monde ne correspond pas à mes désirs, que je suis séparé de ce que je désire et que je ne pourrai l’atteindre que par un long travail. Cette conscience de mon impuissance par rapport à la réalité s’appelle la maturité, elle très tardive et n’est jamais définitive : l’enfant croit qu’il aura tout ce qu’il veut et que ses parents pourront le protéger de tout, l’homme croit en la puissance exhaustive de ses dieux.

 

 - Etre conscient c’est aussi comprendre que tout choix est sacrifice de tous les autres possibles, néantisation de ces possibilités et angoisse du mauvais choix : d’avoir sacrifié ce qui nous aurait apporté le plus.

 

- Bien sûr la conscience nous montre aussi notre misère par rapport au temps, notre facticité, le fait que nous aurions très bien pu ne pas exister, et le fait que nous n’existerons plus un jour. Pascal montre bien que la conscience de notre mort implique le désir de poursuivre des objets qui ne nous intéressent moins que leur poursuite « On aime mieux la chasse que la prise » 139.  Notre nostalgie se comprend : « Le passé est le temps de notre être l’avenir est le temps de notre impuissance » Alquié

 

 - Toute conscience est séparation de ce dont elle est conscience, et surtout, donc, séparation d’avec soi. Etre conscient c’est ne pas être ce qu’on est, puisque toute conscience alterne son contenu : Etre conscient d’être heureux, ce n’est pas la même chose qu’être heureux. La conscience « néantise » donc, et je sens ce vide intérieur. Plus même nous sommes conscient, plus nous sentons ce vide : Ceux qui prétendent « être » montrent une ridicule inconscience, ce sont, selon l’expression de Sartre des « baudruches d’être ». (cf. cours sur la conscience). 

Il faudrait alors « remplir ce vide » trouver quelque chose qui me permette d’être davantage. Tout désir est donc, fondamentalement une aspiration à être. Et ce que je dois être, c’est l’autre qui va me le montrer.  

Il peut s'agir, dans cette version du désir, d'un désir de reconnaissance  "toute la félicité des hommes consiste dans cette estime." Pascal, pensées, Br 400  

Celle des autres. 

 

  

III/ LE DESIR PAR L’AUTRE (Médiatique selon Girard)

 

 

 Jusque-là on a envisagé le désir dans une structure duelle : relation entre un sujet qui désire et un objet désirer. On peut reconsidérer la simplicité de cette relation.  

 

  A) Le désir d’être par l’admiration

 

    La première aspiration, la première admiration est celle à l’égard du père ou de la mère, et l’Œdipe, dans sa résolution montre que l’enfant ne parvient à être qu’en s’identifiant au parent ou à un succédané. Cette structure d’émulation et d’aspiration se reconduit avec d’autres individus.

      Cette structure montre cependant que les objets ne sont pas désirés en eux même, mais seulement dans la mesure où ils permettent une meilleure identification au modèle de ce qu’on désire être, de celui qui apparaît si lointain, inaccessible. Tout ce qu’il désire nous paraît éminemment désirable, parce que c’est un moyen d’être un peu lui. Nous allons donc imiter son désir. Le fait qu’il y ait des médiateurs rend donc le désir contagieux.

  Ce passage correspond dans la littérature romanesque au Don Quichotte de Cervantès: Don Quichotte ne désire combattre, que parce que le chevalier légendaire Amadis  le désirait lui aussi.

C'est ce médiateur de son désir qui transforme les objets, ou plutôt qui rend désirable des objets anodins, qui fait par exemple d'un plat à barbe le casque de Mambrin.

Cependant à ce niveau, il n'existe pas de rivalité entre le médiateur et le désirant, la douleur du désir ne se double pas de la douleur de la rivalité.

 

Seul intervient le désir d’être reconnu par le médiateur : un simple mot de Napoléon ( qui avait très bien compris cette structure) pouvait gonfler d’orgueil, de satisfaction d’être, bien davantage que n’importe quel éloge dithyrambique.

On peut même affirmer que les objets ne deviennent désirables que parce qu’ils sont désirés

: «  le héros de la médiation externe proclame bien haut la vraie nature de son désir » ibid Cf Don Quichotte et Amadis.

 

  

B) L’envie 

  

 

1) La sphère des objets

Le désir passe par un médiateur qui est proche du sujet désirant, accessible. Il n’y a plus une simple aspiration, mais une réelle ambition d’être l’autre. C'est ce qu'avait déjà compris Spinoza :émulation, celle-ci n’étant donc rien d’autre que le désir d’une chose provoquée en nous par le fait que nous imaginons que d’autres êtres semblables à nous ont le même désir. » Ethique III, proposition 27, scolie

Cela peut-être du projet qui demeure dans la reconnaissance du modèle cf. Hugo : « Je veux être Châteaubriant ou rien », c’est même là une forme d’hommage. Dans la recherche… le narrateur ne désire voir jouer Phèdre par La Berma que parce que Bergotte le recommande .

Mais cela peut devenir de la vanité, ou une négation même de la valeur de l’autre :  «  Pour qu’un vaniteux désire un objet, il suffit de le convaincre que cet objet est déjà désiré par un tiers auquel s’attache un certain prestige » Girard mensonge Romantique et vérité romanesque.

 

 La publicité fonctionne par cette structure : elle suggère un modèle valorisé lui associe un produit ou un désir de produit. Ce qui est vendu, ce n’est pas un objet, mais de l’être : de la liberté, de la puissance, de la sécurité, la conformité à un modèle enviable sûr de lui. C’est un désir métaphysique.

La publicité insiste même sur le désir métaphysique de distinction. En même temps elle masque cette structure : elle propose des objets qui permettront de ne pas être "comme tout le monde" : "be yourself" "think different" "n'écoute que toi"

Romain Gary considère que cette structure caractérise la société de provocation.    « J'appelle donc société de provocation une société qui laisse une marge entre les richesses dont elle dispose et qu'elle exalte par le strip-tease publicitaire (…) et les moyens qu'elle donne aux masses (…)  de satisfaire les besoins les plus élémentaires. » Romain Gary,  Chien blanc.

 

 

 

 

 2) Les relations amoureuses

 

Le mensonge romantique est que le désir vient de nous, le roman (ou le théâtre) nous montre qu’il vient de l’autre.   

La stratégie la plus naïve le montre : Les fausses confidences de Marivaux en sont un exemple neutralisé parce que un peu conscientisé.

La jalousie provoquée est un peu plus complexe. Elle est une stratégie simple pour se faire désirer de l’autre (Celle de Julien Sorel avec Mathilde). Elle est plus complexe quand il s’agit de désirer soi, parce que souvent plus inconsciente. Proust la révèle directement TEXTE 8, Dostoïevski l’illustre dans une nouvelle étrange : l’Eternel Mari. Le héros est un Don Juan vieillissant Velchaninov, qui avait séduit la femme d’un autre, récemment décédée. Le veuf  Pavel Pavlovitch, lui demande de séduire sa fiancée, pour la tester soi-disant. Il est clair que la vérité est autre : l’éternel mari ne peut désirer sa femme que si le médiateur constitué la désire aussi.

            Bien entendu cette vérité est cachée par tout romantisme, qui consiste justement à prétendre à une autonomie de notre désir.  «  le héros de la médiation interne, loin de tirer gloire, cette fois, de son projet d’imitation, le dissimule soigneusement » Girard ibid.

                La coquette (existe aussi au masculin) désire être ce que désirent les autres, et est en même temps au dessus des autres. Elle puise son être dans le désir des autres, sans jamais les satisfaire. Ce qu’elle veut imiter, c’est elle-même, tout comme Louis XIV avait pour médiateur, louis XIV idéalisé, ce que Freud appelle « l’idéal du moi ». 

«  Imiter le désir de son amant c’est se désirer soi-même grâce au désir de cet amant. Cette modalité particulière de la médiation double s’appelle la coquetterie. » Girard ibid.

 

On comprend alors comment que le désir est souvent à l’origine de la haine : « Seul l’être qui nous empêche de satisfaire un désir qu’il nous a lui-même suggéré est vraiment objet de haine ». Girard ibid.  

 

 

 

3) Les relations politiques et sociales

 

Manifeste dans le snobisme. Le snob est celui qui aspire à être noble, ne l’est pas et nie son aspiration. La dénonciation du désir envieux n'est pas nouvelle, c'est même un poncif de privilégié que de déplorer le caractère envieux des défavorisés. Le progrès de conscience consiste à comprendre que notre propre désir est aussi provoqué. 

Dans Jean Santeuil de Proust, le narrateur voit bien, à l'opéra, l'envie dont il est l'objet dans sa loge. Dans Un amour de Swan, le narrateur se place en bas, parce que sa compréhension s'est élevée. 

 

 Etapes du snobisme :

 

                Reconnaissance de l’aspiration : Titre franc du « bourgeois gentilhomme » qui désire en toute conscience la danse et la poésie parce que se sont des choses que désirent les nobles. On reste dans la comédie.

 

Négation de l’aspiration : Prétention à l’égalité, qui est parfois une prétention à l’accès aux privilèges des nobles. Les nobles aussi vont imiter le désir qu’ont les bourgeois pour leurs privilèges. La seule « noblesse » aurait été de vouloir sa disparition en tant que caste, c’est ce qu’on fait certains nobles républicains. Les autres se sont lancés dans une envie réciproque avec les snobs. Les bourgeois du XVIIIème copiaient ridiculement les seigneurs pendant que ceux-ci s'enfermaient dans une morale austère pur justifier leurs préjugés.

 

                Manifeste politiquement : La haine se multiplie comme la jalousie. Le patriotisme qui est amour de soi fait place au nationalisme qui est haine de l'autre: La France de 1914 regorge de discours de haine sur l'Allemagne disciplinée guerrière et dominante car elle se voudrait elle-même disciplinée guerrière et dominante.( exemple de Girard ) La haine du juif en 1930 n'est plus seulement une haine de l'étranger, c'est une jalousie envers celui qui possède ce que l'on veut posséder

 

Conclusion sur le désir médiatique : Comme le désir platonicien et  le désir existentialiste, le désir médiatique mène à une impasse. Si le désir c'est "ce dont on manque, ce qu'on ne possède pas" alors le désir voue au malheur et l'amour ne peut être heureux et sa logique est mortifère : dans cette vie logiquement, dès que l'on possède ce dont on manquait, il ne manque plus et on ne l'aime plus "imaginez Mme Tristan" écrit Denis de Rougemont dans L'amour et l'occident. C'est la logique du romantisme : il faut aimer ce qui n'est pas, une autre vie, "la vie est ailleurs ", telle est la parole du romantique de Kundera, et on veut la mort "sans le savoir, les amants malgré eux n'ont jamais désiré que la mort" ibid. C'est pour cela que les histoires d'amour sont des histoires tragiques, que Roméo et Juliette, cela ne peut que mal finir.

 

            A moins bien entendu que l'on choisisse l'absolu, ce qui manquerait absolument et comblerait absolument, c'est à dire Dieu, c'est déjà la solution que choisissait Diotime dans Le Banquet, c'est aussi celle de René Girard qui cite Schelling : "on a une idole ou un Dieu". Il est peut-être une autre voie du désir. 

 

  

 

IV LE DESIR COMME POSSIBILITE DE JOIE

 

Les critiques du désir, toutes pertinentes qu'elles soient se concentrent soient sur son objet (donc sur le manque) soit sur le rêve pathologique du sujet qui transforme l'objet. Mais ni ce manque ou ce rêve (pour reprendre la formule de Comte Sponville) ne constituent l'essence du désir.

 

 A) Le désir comme puissance.

 

 1) Distinction désir et soulagement

   -          Le pessimisme confond tout désir avec le soulagement d’une souffrance, mais si la faim est une torture, l’appétit n’en est pas une. D’aucun serait ravi de ne plus avoir faim mais de ne jamais manquer d’appétit. 

  -          Comparaison suppression envie d’uriner et désir sexuel. 

 -          Celui qui contemple une peinture, qui discute avec un ami ou se promène ne manque de rien. C’est le dépressif, l’anorexique, l’impuissant, ceux qui n’ont plus de désir auxquels manquent quelque chose, « la puissance d’agir ou la force d’exister » (agendi potentia sive extendi vis) Ethique III Def. générale des affects. 

-          « Le manque n’est pas l’essence du désir, c’est son accident ou son rêve, la privation qui l’irrite ou le rêve qu’il s’invente. » Comte Sponville Petit traité des grandes vertus

 

2) Ce avec quoi est confondu le désir comme manque

Tout comme l’envieux, « Tout homme est désir d’être » Sartre L’être et le Néant celui qui désire espère, et c’est cette espérance qui est la vérité du désir comme manque, c’est sur l’espérance d’être plus par la consommation que joue la publicité. « Il n’y a pas d’affection de l’espoir et de crainte sans tristesse. Car la crainte est une tristesse et il n’y a pas d’Espoir sans Crainte. » Ethique IV, prop. 47, démonstration. A tout désir même comme puissance peut se mêler un peu de désir comme manque, on peut comme jouir de la santé en espérant qu’elle demeure, mais cette puissance ne se confond pas avec cet espoir.

            On peut, de même jouir de la présence de quelqu’un et désirer sa présence à nouveau, et posséder ce qui nous comble déjà. Sur le plan existentiel les deux désirs sont mêlés, ils ne se confondent pas intellectuellement. Cette distinction permet aussi de reconsidérer la relation à l’autre.

 

 

B) Distinction amour et passion

- Passion égoïste « les amants aiment l’aimé comme les loups aiment l’agneau » Le Banquet 240 e, et confus « Tout amour passion, tout amour du passé, est donc illusion d’amour et, en fait, amour de soi-même. » Alquié. Le désir d’éternité Exemple du crime passionnel.

 Cela ne disqualifie pas tout l’amour

Amour altruiste possible cependant par l’amour philia épicurien ou celui d’Aristote qui dit « Aimer c’est se réjouir » Aristote Ethique à Eudème VII, 2, 1237 a 

 Pas dans le manque, mais dans la joie. « L’amour est une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure » Spinoza Ethique III, def. 6 des affects

 C’est que l’amour d’amitié n’attend rien, espère peu, puisque « elle consiste plutôt à aimer qu’à être aimé » Ethique à Nicomaque, VIII 

Pas sens restreint d’amitié : aussi « la joie que ressentent les mères à aimer leurs enfants » Ethique à Nicomaque, VIII, 9 ou « l’amour entre mari et femme » ibid., VIII, 14 Cf. aussi Montaigne qui parle « d’amitié maritale » Essais III, 9

 

 

CONCLUSION

Le constat du caractère ambigu du désir peut orienter l’interrogation vers une forme de prudence : on peut alors tenter de comprendre le désir par une recherche raisonnée sur ce qu’il serait bon ou non de désirer, et chercher à fonder une typologie des désirs et une sagesse correspondante : le sage désirerait ce qui est bon pour lui. Mais l’analyse montre que le désir échappe à cet attachement réducteur à son objet : il peut facilement se reporter sur un autre objet, voire se montrer subitement indifférent à ce qu’il érigeait en idéal. Une compréhension psychologique serait alors plus adaptée. Et en effet l’étude, à travers certaines œuvres littéraires, du désir amoureux, montre une construction qui inscrit le désir dans une problématique propre à la façon dont l’humain comprend son rapport aux autres et au monde : le simple besoin lié au corps et à ses limites devient souvent chez l’homme un désir métaphysique d’être, surtout lorsque les rivalités sociales érigent certaines personnes en modèle et surinvestissent des objets par l’aura accordée à leurs possesseurs.

 

Il reste que dans sa dimension mesurée, préservée de la privation et des aspirations ontologiques, le désir demeure une puissance qui peut orienter vers les plaisirs du corps et ceux de l’esprit.