AUTRUI

 

   

 

Paradoxe inhérent à l'appellation d'autrui

 Considération du problème d'autrui en lui même Analyse d'autrui: Le semblable, l'autre.

 Position du problème: Autrui est-il mon semblable et dans ce cas qu'est-ce qui me permet de le reconnaître comme tel ?

 Autrui est-il un autre ? Mais dans ce cas il ne pourra l'être que sur un mode très particulier car il ne pourra être "autre chose" mais bien un autre moi, ce que je suis et ce que je ne suis pas, il faudra alors expliquer cette contradiction et expliquer mes rapports avec cet autre que moi.

  

 

I DU MOI ISOLE A AUTRUI.

 

A/ Solitude

 

1) Isolement existentiel

Toutes les expériences, même partagées, sont des expériences en quelque façon solitaire : même s'il est possible de ressentir la même chose qu'autrui, je n'éprouve  pas ce qu'il éprouve.
Sur le plan physiologique, le plaisir comme la douleur sont solitaires : la douleur est difficilement communicable, même si nous pouvons nous représenter la souffrance que nous aurions à la place de l'autre. Le plaisir est parfois plus mystérieux : nous pouvons éprouver du plaisir avec l'autre, mais pas le plaisir de l'autre. Ovide raconte la légende de Tiresias, qui aurait connu les deux sexes, ce que même les dieux ne connaissaient pas. 

Notre psychologie est encore plus solitaires :  Nous ne pouvons connaître la joie ou la  souffrance de l'autre,  il y a  une vanité de l'expression : " Je partage votre douleur " partage impossible La mort: Même dans des conditions privilégiés et rares, ma mort est incommunicable

 

 

2) Solitude rationnelle

 

  « Quoique les choses que je sens et que j'imagine ne soient peut-être rien du tout hors de moi "et en elles-mêmes", » Descartes méditation 3 Comme on l’a vu dans le cours sur la Conscience, mon existence est indubitable. Celle des autres en revanche n’a que la probabilité de mes objets de conscience.

Paradoxalement cette attitude solipsiste peut dégénérer en sadisme :  autrui devient un objet extérieur, ce qui lui arrive est indifférent: «  La multitude la plus étendue des lésions sur autrui dont je ne puis physiquement rien ressentir ne peut se mettre en comparaison avec la plus légère des jouissances achetées par cet assemblage inouï de forfaits. La jouissance me flatte, elle est en moi, l'effet du crime ne m'affecte pas, il est hors de moi. » Sade   

 

 

 Indispensable sociabilité cependant :  Aristote affirmait : l’homme est un être sociable « Pour être seul il faut être une bête ou un Dieu », c’est-à-dire dans la démesure. Il reste à justifier cette affirmation

  

 

B) L'indispensable relation à autrui  

 

1/ Paléoanthropologie conjecturale

On peut conjecturer sur l’homme « originel », les préhistoriens montrent surtout la complexité de la notion d’origine. Rousseau imagine un homme solitaire à l’Etat de nature, mais c’est une nécessité méthodologique pour expliquer les futures rencontres, et également une ignorance préhistorique normale à son époque.

Les cousins des hominidés sont des animaux sociaux et dans la nature, seules de très rares espèces sont solitaires et ce sont des prédateurs. L’homme a davantage de fragilité en général : "Je crois que la société est fille de la peur, non de la faim" Les idées et les âges, I, 1. D’autant plus qu’il est le seul animal dont la progéniture a besoin d’éducation

 

 

2) La sociabilité  

Distinction à effectuer entre hominisation et humanisation

Plus important, un homme non éduqué ne parvient pas à l’Etat humain. L’homme est le seul être qui a besoin d’une éducation pour parvenir à l’humanité. « L'homme possède une tendance à s'associer, parce que dans un tel état il se sent plus qu’homme, c'est-à-dire qu'il sent le développement de ses dispositions naturelles » Kant Idée d’une histoire universelle… Proposition 4

A contrario, l’homme seul ne parvient pas à un minimum de développement : C’est ce que montre Lucien Malson dans son livre  Les enfants sauvages, et ce qu’illustre Truffaut dans son film sur la relation entre Jean Itard et Victor de l’Aveyron L’enfant sauvage

Cette relation étant nécessaire reste à déterminer sa nature

  

 

C) Modalité de l’accès rationnel à l’autre

 

1/ Raisonnement analogique discutable

 

On pourrait connaître qu'autrui est, par un raisonnement analogique:

Les mouvements d'autrui sont comme les miens, son apparence est comme la mienne donc il est; comme moi, je suis.

On pourrait également connaître ce qu'est autrui: Il réagit de la même façon aux mêmes choses, d'après les signes qu'il m'envoie et qui sont analogue à mes réactions je vais connaître ce que ressent autrui: Je ris lorsque je suis joyeux, si je vois autrui rire je considérerai qu'il est joyeux. Cependant risque d'erreur:

Les autres ont des perceptions sensorielles différentes des miennes: saveur goût etc. «  Je suis sujet à certaines passions, j'ai de l'amitié ou de l'aversion pour telles ou telles choses, et je juge que les autres me ressemblent, ma conjecture est souvent fausse » Malebranche: De la recherche de la vérité.

Encore plus vrai en ce qui concerne les sentiments.

Plus grave : la perspective d’une assimilation de l’humanité à la similitude pourrait avoir pour conséquence logique de rejeter hors de l’humain tout ce qui est différent.

 Cf. le cours sur la culture. Lévi Strauss montre bien que cette tendance est générale chez les êtres humains.

 Il faut toute la sagesse d’un Montaigne pour affirmer très tôt cette évidence : « Les hommes sont tous d’une même espèce » Essais I, 14

 

 

 

 

 

Déjà même un romain comme Sénèque rappelait que le hasard seul faisait les esclaves : « cet être que tu appelles ton esclave est né de la même semence que toi (…) Tu peux le voir libre comme il peut te voir esclave » Sénèque Lettres à Lucilius, lettre 47

2) Spontanéité problématique de la reconnaissance d’autrui:

Au niveau du vécu, la connaissance d'autrui par raisonnement semble contestable: avant tout raisonnement un enfant comprend la signification du sourire de sa mère, cette connaissance ne passe pas par la médiation d'un raisonnement.

 Paradoxe de la torture: Dans la torture il y paradoxalement une reconnaissance implicite d'une volonté à briser

 La relation à autrui semble donc incontestable, et le solipsisme semble n'être qu'une position artificielle et médiate. Cependant quelle est la nature de cette relation.

  

 

II LA RELATION CONFLICTUELLE

 

 A)    Le conflit comme structure des rapports humains

 

 1) L'altérité.

  - Ce qui apparaît en premier chez l'autre ce n'est pas sa similitude, c'est au contraire sa différence:

   Ex: Ce que je vois en premier par exemple chez autrui c'est de quel sexe est l'autre que moi. Il est probable qu'il ait été crucial pour un humain de repérer le niveau de dangerosité de l'autre, c'est pour cela que l'altérité apparaît en premier. La nécessité de la politesse  comme neutralisation du conflit toujours possible est un des signes de cette violence latente. 

  «  Il est ce que moi je ne suis pas: Il est le faible alors que moi, je suis le fort, il est le pauvre, il est la veuve et l'orphelin,(...) ou bien il est l'étranger, l'ennemi, le puissant »  E. Lévinas: De l'existence à l'existant

 

2) La lutte pour la reconnaissance

- Le conflit d’intérêt : Déjà Rousseau critique cette société ou si on a parfois un intérêt à faire du bien à l’autre, on en a encore plus à lui nuire. La convergence magique des intérêts est une croyance, celle d’un Mandeville par exemple. La question reste entière. Mais le constat semble davantage montrer la divergence des égoïsmes que leur harmonie préétablie (Attention à ne pas trop convoquer la notion de « main invisible » accessoire chez Smith)

- L’’insociabilité

  Kant montre qu’en même temps qu’il y a une tendance à s’associer, les hommes ont aussi une tendance à vouloir être chacun le tyran des autres. Le « cher moi » l’emporte toujours, et chacune voudrait, non seulement faire ce qu’il veut, mais que les autres aussi fassent ce qu’il veut, ce qui engendre inévitablement des conflits (cf. cours sur la Liberté et la Justice)

- la violence : l'homme a toutes les raisons animales d'entrer en violence ( compétition et peur), mais il en a une supplémentaire : l'orgueil ou l'amour propre chez Rousseau.  L'homme se venge non pas d'un mal mais d'une offense, c'est pourquoi ses vengeances ne sont pas proportionnées, et sa violence sans limites  " L'homme est un loup pour l'homme " dit Hobbes en citant Horace (cf. Cours sur la justice et cours sur l'Etat)

- La lutte pour la reconnaissance (cf. Cours sur L’Histoire et Le Travail) Le désir humain est surtout un désir d’être et de reconnaissance. Tout homme veut être reconnu comme homme. Le plus simple est de nier sa propre humanité "je ne suis pas un animal". Or l'instinct animal premier est l'instinct de conservation. L'aptitude à risquer sa propre vie va donc être la première (et la plus primaire) des façons de s'affirmer comme homme. D'où la phrase de Hegel ( qu'il ne faut pas sortir de son contexte  : « C'est seulement par le risque de sa vie qu'on conserve sa liberté" Hegel, La phénoménologie de l’esprit

 C'est ainsi le moment (dépassable) du guerrier qui mène à une impasse dans le rapport à autrui :  si le critère de l’humanité véritable est la négation de l’instinct de conservation, l’homme ne peut avoir que des ennemis ou des inférieurs. Et surtout, une fois affirmé la supériorité guerrière, les vainqueurs retombent dans la satisfaction de l’humanité et dans l’exploitation de l’autre, comme l’ont montré les sociétés antiques, guerrières et esclavagistes. Une occurrence heureusement plus coutumière permet de montrer que la relation à l’autre, même pacifiée demeure potentiellement (et symboliquement) conflictuelle.

 

3) Le regard  

Dans l’Etre et le Néant Sartre effectue une analyse poussée (phénoménologique) de ce qu’est le regard pour celui qui l’éprouve. Ce qui est éprouvé dépendant bien entendu des situations.

Ce sont cependant souvent les situations les plus dramatiques qui permettent de comprendre l’enjeu que représente le regard.

Une expérience comme la honte montre que dans certaines situations le regard de l’autre m’oblige à considérer autrui comme celui qui peut me dire ce que je suis : « il est pour moi, l’être par qui je suis objet » dit Sartre. SARTRE: L'être et le néant. Partie 3. Chap.1er IV.

En effet dans ces cas-là on éprouve que l’autre peut nous dire ce que nous sommes et que nous adhèrerons à ce qu’il dit (sinon nous n’avons pas honte, « on assume » comme on dit ».  Voilà pourquoi on peut affirmer « le seul miroir ce sont les autres ».

Attention : la formule « l’enfer c’est les autres » n’est pas une affirmation de Sartre, c’est une affirmation d’un de ses personnages, Garcin, qui se trouve dans une situation bien particulière.

- Reconnaissance implicite de l'humanité de l'autre : Autrui c'est celui devant lequel je peux toujours avoir honte ou me sentir ridicule. Il serait par exemple de mauvaise foi d'exiger "le respect" de mon esclave ou de celui que je veux rejeter hors de la sphère humaine. 

  

 

B/ Le dépassement du conflit par l'intersubjectivité  

 

1) L’autre comme modèle (Cf. cours sur Le Désir) constitutif de notre monde 

 

 L'enfant ou l'admirateur montre que l'autre par structure mimétique, par imitation, permet à l'individu de se structurer, de déterminer les manières d'être et les objets désirables. Cette structure mimétique peut cependant s'abîmer en une rivalité lorsque les objets désirables sont en concurrence et lorsque les modèles sont suffisamment proches pour générer l'envie véritable.

Autrui donc constitue donc notre monde comme désirable mais de manière problématique

  

 

2) Gain de mon objectité: l'autre constitutif de mon "identité"

 La reconnaissance de soi comme objet est problématique, elle permet aussi, de façon bénéfique dans certaines conditions, d’avoir un regard sur soi. On ne peut être objet que pour ce sujet qu'est l'autre, on a vu les difficultés que cela engendrait, mais c'est aussi un gain, et la reconnaissance de ce fait montre la reconnaissance immédiate de l'autre.

 

 

3) Gain de mon objectivité.

 - Autrui est celui qui me permet de considérer le monde d'un point de vue objectif.

 Sans autrui je n'aurais pas d'autre point de vue que le mien sur le monde, tout ne serait que subjectif.

   Il permet donc de construire mon rapport au monde

  - Il est aussi celui qui m'apporte une information supplémentaire sur le monde

 La communication sur la base d'un conflit primordial aboutit à une impasse: Ou autrui est un objet et je ne peux le reconnaître ou c'est un sujet et c'est alors moi qui deviens un objet; Si l'on veut admettre une communication possible, il faut admettre qu'autrui n'est ni un sujet absolu posé dans le monde, ni un élément neutre de mon champ perceptif.

 Autrui est constitutif de ce champ c'est à dire qu'il est ce qui me permet de voir le monde tel que je le vois, autrui ajoute une structure à la perception que j'ai du monde.

 Cette structure est celle du possible, avec autrui je perçois non seulement ce que le monde est mais aussi ce qu'il peut être. 

Par exemple le fait de voir un visage terrifié me fait peur. Pourquoi ? en lui même un tel visage n'a rien d'effrayant, ce n'est pas en lui même un danger que je devrais craindre.

 S'il me fait peur c'est qu'il implique quelque chose de terrifiant dans le monde que je n'ai pas encore vu.

 Autrui ajoute donc à ma perception du réel, la dimension du possible. «  Un visage terrifié ne ressemble pas à la chose terrifiante, il l'implique, un visage effrayé c'est l'expression d'un monde possible effrayant, ou de quelque chose d'effrayant que je n'ai pas encore vu. » Deleuze Logique du sens p408 409

Pour cela la joie ou la peine d'autrui me sont accessibles: ils réfèrent à un monde possible joyeux ou pénible pour moi. Si cette structure manque, autrui est détruit en tant que possible; l'expression de sa douleur ne renvoie plus à une douleur possible pour moi, autrui est un étranger et je suis insensible à ce qu'il peut ressentir. Cf. le sadisme.

Le rapport à l’autre semble donc ne pas être bloqué dans le seul conflit, reste à définir « distance » préférable dans le rapport à Autrui

 

 

III/ LA PROXIMITE ET LA DISTANCE DANS LE RAPPORT A L'AUTRE

 

 

A) Les égarements possibles de la proximité 

  

  1) Nocivité possible de la sympathie

  Sympathie ou l'antipathie risquent d'aboutir à erreur d'abord envisagé de reconnaître l'autre uniquement par rapport à soi :

 - Seul le semblable serait Autrui, pas le dissemblable

 - Possibilité de ne s'en tenir qu'à l'apparence: aspect avenant de l'escroc, repoussant de Socrate

 

 

2) La pitié, un sentiment problématique

 La mauvaise conscience implique une intériorisation des instincts. Retourner les instincts contre soi est « une cruauté envers soi ». GM III 20 On est prédateur de soi parce qu’on ne peut l’être des autres. 

Le plaisir de faire plaisir est une autre orientation de la volonté de puissance (et non une générosité) On obéit dans ce cas au même instinct que l’agressivité Généalogie de la morale  II 18

La pitié implique le plaisir de s’attaquer au plus faible, de ressentir une puissance face au spectacle de la faiblesse ou à son action sur elle .C’est là une stratégie des plus faibles : rendre les forts coupables de leur force GM III 14 :  « Il y a une honte à être heureux, en présence de tant de misères ! » - Par ailleurs dans la compassion contagion de la souffrance ou prédation économique ou ontologique déguisée (cf. cours sur La justice)

«  la souffrance elle même devient contagieuse: Dans certains cas on assiste de son fait à une déperdition de vie et d'énergie. » Nietzsche: l'Antéchrist    inefficacité pratique 

 - Cependant: En conséquence la pitié devrait être d’autant plus forte qu’elle s’adresse à un puissant en mauvaise situation. Or Le tyran déchu ne nous inspire pas plus de pitié que l’enfant qui souffre. La pitié viendrait donc davantage, non d’un détournement d’une pulsion vitale fondamentalement agressive mais d’une solidarité vitale. Cf. Rousseau « même les animaux en donnent quelque signe ». et Montaigne : « Je hais la cruauté, et par nature et par raison » Essais II,11. La mauvaise conscience n’est nullement un retour contre soi des instincts mais un sentiment d’impuissance face à notre décision de détruire plutôt que d’apporter ou de créer. Là la volonté de puissance plastique se trouve en échec, et c’est cela qui attriste.

 Il reste que la pitié demeure un rapport inégal qui ne permet pas une véritable communication.

 

3) Relativité du rapport à l'autre dans la communion

 - La vérité du rapport à l'autre n'est pas dans la communion avec le semblable

 Communion = participation à une oeuvre commune i.e. être unis par un 

 Ex la camaraderie Toujours rapport à un camarade de quelque chose. Dangereux idéal de fusion qui peut amener à faire perdre la particularité d'autrui dans le nous cf. les camarades d'un parti totalitaire

 - Au pire le nous de la communion peut se réaliser dans la foule, qui, dans cette communion se dédouane de la responsabilité. Cf. Hugo " Le peuple est en haut mais la foule est en bas "

 La vérité du rapport à l'autre n'est pas dans le nous de la fusion

  

 

B) Le sens commun et le respect 

 

cf. Le bel article d'André Stanguennec

 

 

1) Le respect comme respect d'une loi en nous

Le respect n'implique paradoxalement pas forcément un rapport à l'autre : ce serait d'abord soi que l'on respecterait, parce qu'on considèrerait d'abord notre raison, et autrui ne constitue alors que l'horizon abstrait de mon action : j'agis d'après une raison, une règle que je veux valable pour tout homme, mais c'est ma raison qui est première, pas l'autre « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée en loi universelle de la nature » Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs. Il ne s'agit pas de réfléchir pour savoir ce que voudrait l'autre: la volonté est immédiatement déterminée par la représentation de la loi morale (c'est un jugement déterminant, pas réfléchissant).

De même si le second impératif catégorique permet de montrer une prise en compte de l'autre, elle permet de montrer la différence par exemple entre l'amour et le respect,  elle se réfère néanmoins également à une humanité abstraite.

« Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien en toi même que dans la personne d'autrui, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen.»  Fondements de la métaphysique des moeurs Sect°.2 §49 (p 150).

Le problème de cette morale c'est qu'elle considère plus un rapport à soi qu'à autrui, et qu'elle exige une négligence de notre propre intérêt. Pour avoir un véritable accès à l'autre, il faudrait pouvoir concilier, dans le rapport avec lui, cet accord. Ce qui constituerait une éthique véritable

 

 

2 L'éthique de la discussion comme rapport privilégié à autrui

 

Cette éthique, véritablement humaine,  ne considère pas que les valeurs sont directement inscrites dans une rationalité, elle admet le conflit des valeurs, et considère qu'au delà de ce conflit les parlants rationnels peuvent trouver un terrain commun.

« L’Ethique de la discussion escompte au contraire qu’une intercompréhension sur l’universalité d’intérêts soit le résultat d’une discussion publique réalisée intersubjectivement » Habermas De l’éthique de la discussion (2013)

Mais cette relation à l'autre se trouve déjà inscrite dans notre rapport au monde : dès que l'on parle du monde, on en parle à quelqu'un, sensé voir, le même monde que moi, il s'agit déjà d'intégrer l'autre : "Qu’est-ce que l’être humain ? C’est l’être qui peut s’efforcer de s’abstraire de soi pour comprendre le monde en soi."  Francis Wolf Plaidoyer pour l'universel (2019)

Il s'agit donc de se mettre "à la place de tout autre cf. annexe

Dans le rapport politique, humain, existentiel à l'autre, la considération de sa rationalité comme interlocuteur intervient également comme le sous bassement de tout propos : dès que nous voulons montrer la valeur de ce que nous affirmons, de ce que nous vivons, nous prenons l'autre à témoin de cette justification. Tout mépris de l'humain serait alors contradictoire : " Un discours qui entend justifier l’inégalité des humains et restreindre la communauté éthique à une partie de l’humanité (c’est le cas de certains discours racistes ou machistes par exemple) invoque par sa forme l’approbation universelle de tout humain en mesure de comprendre sa justification. Le contenu du dit serait ainsi réfuté par la forme du dire. " Francis Wolf, Ibid.

 

 

 

CONCLUSION

Autrui ne semble donc pas à première vue une évidence existentielle, et n'a pas non plus la même indubitabilité que la conscience pour elle-même.

En revanche, il est indispensable au développement et à l'humanité même de chacun. Cependant le rapport à l'autre est loin d'être spontanément profitable : la recherche d'un semblable conduit souvent à rejeter le différent et les intérêts des humains à l'intérieur d'un groupe s'excluent régulièrement. Mais surtout l'esprit humain comprend une tendance constitutive à la violence : sa réflexion mène à l'orgueil et la recherche d'une reconnaissance le pousse dans des formes de compétitions existentielles. La pression du regard de l'autre en est la forme la plus atténuée. Pourtant Autrui est également celui qui permet à l'humain d'avoir un regard sur lui-même et au delà de la seule compassion, il peut, dans le dialogue, se révéler comme l'horizon d'une pensée véritable.

 

 

Annexe : Le sens commun, façon privilégiée de se mettre à la place de l'autre

Kant donne 3 maximes du sens commun, ( à ne pas confondre avec une opinion commune irréfléchie ) critères d'une  pensée à la fois éclairée, élargie et conséquente. Penser par soi-même, penser en se mettant à la place de tout autre, toujours penser en accord avec soi-même.

Première maxime "Penser par soi-même".

La liberté de penser devrait passer pour une indépendance à l’égard de l’autre, mais ce n’est pas le cas : d’abord parce que la règle du jugement :   penser par soi-même ( « pensée éclairée ») de se libérer des préjugés et de la superstition est transmise par des éducateurs qui suscitent en nous l’impératif « sapere aude ». Mais surtout cette règle implique que l’on quitte le niveau de la subjectivité pour penser ainsi que penserait tout homme. D’où le passe à la deuxième maxime de Kant, celle de la pensée élargie qui consiste "Penser à la place d'autrui, c'est à dire de tout autre" CFJ §40. Le principe de penser par soi-même pourrait être pris comme un principe d’originalité. C’est malheureusement souvent le cas : l’originalité recherchée pour elle-même donne alors du lustre à n’importe quelle bizarrerie, théorie complotiste ou autre, et l’égocentrisme narcissique se prend pour un esprit critique qui confine parfois à l’aliénation. La pensée élargie est au contraire l’aptitude à s’élever à ce que pourrait penser tout homme  « C’est le propre d’un esprit ouvert que de pouvoir s’élever au-dessus des conditions singulières du jugement auxquelles tant d’autres se raccrochent » CFJ. §40. Un dialogue d’esprit ouvert, une communauté d’argumentation (selon l’expression d’Habermas) serait alors possible.

Il ne s’agit pas de penser ce que pense l’autre, ce qui est impossible et ruinerait toute discussion, comme le montre Husserl : nous partons toujours d’un point de vue, d’une subjectivité, ce n’est que par analogie que nous penser « comme si » nous étions à la place de l’autre. 

La pensée élargie est une « idée de la raison » qui s’abolirait si on y parvenait, mais qui pourtant oriente notre pensée.

C'est surtout dans le domaine esthétique que ce mode de pensée peut s'exercer de la façon la plus adéquate : en effet dans le domaine on ne peut rien déterminer (contrairement, selon Kant, pour le vrai et le bien). Cela ne signifie pas qu'on ne peut pas juger, en réfléchissant. Il faut chercher pour se faire à se libérer des considérations contingentes et historiques de notre subjectivité, écarter également la simple satisfaction intellectuelle de l'application d'une règle, il reste alors le sentiment de plaisir qui vient du jeu entre notre intelligence et notre imagination. Ces facultés appartiennent à tout homme, je peux donc penser qu'il pourra formuler le même jugement que moi. Il faudra discuter ( et non disputer) avec d'autres hommes pour confirmer ou infirmer mon jugement, et chercher, dans cette confrontation, une forme de consensus (qui n'est jamais réalisé). Bien entendu le jugement esthétique n'est pas un jugement moral, mais il y prépare en quelque sorte.